Se demander, d’abord, comment Le testament de Jessie Lamb de Jane Rogers, paru il y a trois ans dans la collection Folio SF, avait pu nous échapper. Il est vrai qu’on ne peut pas tout lire mais nous collectionnons les apocalypses littéraires comme d’autres collectionnent les timbres ou les flirts.
Finir à l’aube d’une heureuse insomnie ce magnifique portrait de jeune fille dans un monde pré-apocalyptique où toute femme qui tombe enceinte meurt avec le bébé qu’elle porte à cause d’un virus, ce qui condamne l’humanité à moyen terme. Rêver avec mélancolie et horreur (oui, on peut éprouver cet étrange mélange) aux « sleeping beauties », le nom donné aux femmes que l’on plonge dans un coma artificiel définitif pour se donner la possibilité de mener à terme un fœtus qui naîtra, de fait, d’une morte. Voir s’affronter les groupes écologistes ultra, les féministes, les scientifiques avec des alliances objectives et contradictoires sur fond d’émeutes dans un Royaume-Uni placé dans un futur très proche, mais alors vraiment très proche.
La vie, l’amour, la mort
Jessie Lamb est au coeur de ces affrontements. Elle a seize ans, son père est chercheur, elle est écolo, elle voit une tante célibataire et adorée souffrir du mal d’enfant et, littéralement, se suicider pour tenter de donner la vie. Elle-même, ayant bénéficié d’un implant contraceptif comme toute les filles de son âge, est partagée comme on l’est à seize ans entre le désir d’aimer et celui de mourir, entre l’histrionisme juvénile du martyre et le bonheur d’être au monde, de découvrir les plaisirs du sexe et de l’engagement (c’est la même chose) comme la volupté du sacrifice. On ne vous dit rien de plus de l’intrigue qui ménage un suspense psychologique tout en nuances, raconté dans le journal de Jessie.
Ce roman de Jane Rogers soulève bien entendu ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les questions bioéthiques mais c’est somme toute secondaire. L’auteur s’inscrit ici dans la longue tradition de cette école anglaise de la SF « catastrophe » (Ballard, Priest, Brunner, etc..), un genre littéraire en soi, assez masculin au demeurant. Et même si l’on ne croit pas que les écrivains, au moment où ils écrivent, aient un sexe, le regard de Jane Rogers sur les enjeux contradictoires du désir, du plaisir, de la maternité, de la vie et de la mort, de l’une pouvant donner l’autre et de l’autre pouvant donner l’une, a quelque chose d’unique.
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Ce qui est intéressant et poignant dans ce livre, outre le vieil affrontement en Eros et Thanatos dans la psyché d’une jeune fille qui veut changer le monde, c’est un regard sur les métamorphoses de l’amour au temps des catastrophes, toutes les formes d’amour. Il y a beaucoup de roman sur les catastrophes, ces temps-ci. Il y en a assez peu sur l’amour, le véritable, qui a toujours quelque chose de divin, ou, ne vexons personne, de transcendant.
Je ne connaissais pas Jane Rogers, je ne suis pas certain qu’elle soit mystique. Il n’empêche que comme tout véritable écrivain d’anticipation apocalyptique, elle donne, consciemment ou non, à son roman, l’allure d’un livre que l’on pourrait rajouter à la Bible. L’évangile selon Jessie, par exemple, dans lequel il serait question d’Annonciation, de peur, de sacrifice et de l’immense force de l’amour quand menacent les Ténèbres.
Le testament de Jessie Lamb, Jane Rogers (traduction de Marion Roman, Folio, 2015)
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