Qu’un cinéaste débute sa carrière en Espagne au début des années 60 sous le nom de Jesus Franco, voilà qui ne manque pas de piquant. D’autant plus que derrière ce patronyme qui évoque à la fois le sabre et le goupillon se cache le plus inclassable des réalisateurs, un véritable anarchiste capable de bâcler une quantité invraisemblable de nanars improbables tout en parvenant à livrer d’authentiques pépites témoignant à la fois de son immense talent et d’un désir permanent d’expérimenter de nouvelles formes.
Franco débute en tant qu’assistant réalisateur (il dirige la deuxième équipe de tournage d’Orson Welles pour Falstaff) et commence à tourner à la fin des années 50. Son premier film marquant sera L’horrible docteur Orlof (avec le fidèle Howard Vernon) qui marque indéniablement la naissance d’un véritable auteur. Violent, libre, romantique, morbide et érotique, cette œuvre qui affola la censure franquiste contient en puissance tous les thèmes que le cinéaste ne cessera d’aborder dans sa foisonnante filmographie (plus de 200 films !).
Difficile d’ailleurs de s’y retrouver dans cette carrière puisque Franco a tourné un peu partout (en France, en Allemagne, en Espagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse…), qu’il a signé ses films sous d’innombrables pseudonymes et qu’ils sont souvent sortis sous des titres différents.
Et même si le cinéaste a toujours affiché une certaine prédilection pour le cinéma fantastique et l’érotisme, il a abordé quasiment tous les genres : la comédie, le polar, le film d’espionnage (un Cartes sur table scénarisé par Jean-Claude Carrière avec Eddie Constantine), le film d’aventures, l’horreur, les films de « femmes en prison », la pornographie hard…
Il convient donc de saluer ici l’initiative des excellentes éditions Artus qui exhument aujourd’hui quatre perles rares du cinéaste. Dans l’un des suppléments de ces DVD, Alain Petit (un spécialiste de Franco qui travailla avec lui comme acteur et dialoguiste) prétend que l’on peut classer les films du maestro en trois catégories : les films de commande (ceux qui n’intéressent pas forcément le cinéaste mais lui permettent de remplir le frigo), les « quickies » qui correspondent à des œuvres tournées sans aucun moyen financier mais qui permirent au cinéaste de faire exactement ce qu’il voulait, et enfin, les « films de cœur » où Franco effectue un véritable travail « d’auteur » en ne se préoccupant que de ses obsessions et en n’hésitant pas à expérimenter (quel éditeur courageux nous proposera un jour son Necronomicon?)
Dans le lot proposé ici, seul Célestine…bonne à tout faire pourrait relever de la catégorie « film de commande ». Il s’agit d’une comédie gauloise tournée pour Robert de Nesle (vieux loup du cinéma populaire qui produisit des gens comme Freda ou Benazeraf) et dont le scénario pourrait vaguement rappeler celui du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau. Sauf que Franco a gommé tout le potentiel subversif d’un tel sujet et qu’il se contente d’enchaîner des gags assez lourds et répétitifs, accompagnés de surcroît par une musique abominable. De plus, il se trouve que l’érotisme si sensuel habituellement chez le cinéaste s’accorde assez mal avec le genre comique et que cette dimension n’est pas traitée avec le même soin que dans ses œuvres fantastiques.
Reste un casting de rêve : la divine Lina Romay en train de devenir l’égérie de Franco (elle partagera ensuite sa vie et accompagnera le cinéaste tout au long de sa carrière, y compris dans ses films hard), l’exquise Pamela Stanford, le désopilant Olivier Mathot en grand bourgeois à cheval sur les bonnes manières et le génial Howard Vernon qui s’amuse visiblement beaucoup à incarner les vieillards lubriques (Célestine lui lit des romans très osés) ; et un rythme suffisamment soutenu pour ne pas trop ennuyer. Les amateurs de second degré apprécieront également quelques quiproquos bien gras mais plaisants (Célestine cachée qui pense que le valet Malou – Bigotini- s’adresse à lui alors qu’il parle à ses vaches et qu’il évoque ses « belles mamelles ») et un très joli monologue de la bonne confiant au même Malou qui voudrait l’épouser qu’elle « aime tout le monde » et qu’elle voudrait « faire l’amour à l’humanité tout entière (…) je pense que comme ça, le monde serait meilleur! »
Pour conclure, soulignons également un magnifique zoom (la figure de style favorite de Franco) à la toute fin du film où le cinéaste capte le regard mélancolique de Lina Romay qui s’apprête à quitter la maison. Ce petit instant suspendu, qui n’est presque rien, dit tout le génie d’un cinéaste capable de fulgurances même au cœur d’un film assez mineur.
Également caractéristiques des méthodes de Franco, les tournages simultanés de Plaisir à trois et La comtesse perverse (toujours pour Robert de Nesle). Le premier film est un curieux objet érotique qui s’inspire de l’écrivain préféré du cinéaste : le marquis de Sade. Attelé à ce projet, Franco propose à son producteur, en échange d’une modeste rallonge budgétaire, de tourner un autre film dans la foulée avec les mêmes comédiens (Lina Romay, Alice Arno, Tania Busselier, Robert Woods, Howard Vernon…). Ce sera La comtesse perverse, adaptation étonnante (et érotique) des Chasses du comte Zaroff de Schoedsack et Irving Pichel.
Plaisir à trois met en scène un couple de grands bourgeois pervers (les Bressac) qui décident un jour d’inviter une belle jeune femme dans leur manoir, après l’avoir copieusement épiée lorsqu’elle se masturbait sur son lit. Si le récit n’est guère original et qu’on peut regretter quelques passages bâclés (le dialogue bêtement ordurier qui illustre une des premières séquences érotiques du film), Franco parvient à transcender une vulgaire histoire de machination bourgeoise en une œuvre sensuelle et parfois fascinante. Il parvient en effet à donner à son œuvre un caractère cérémoniel en laissant sa caméra caresser langoureusement le corps de ses actrices. La longue scène où le couple Alice Arno/ Robert Woods observe avec des jumelles la belle Tania Busselier se donner du plaisir sur son lit est caractéristique de l’art de Franco qui oscille entre la pulsion scopique et un don certain pour conférer aux scènes érotiques une dimension onirique et purement fantasmatique. A cela il faut ajouter un zeste de sadisme qui culmine avec cette espèce de musée où le couple conserve les corps de leurs anciennes victimes. Lorsque Franco joue avec des filtres colorés rouges et que nous pénétrons dans cette antre peuplée de mannequins suppliciés, on songe à certains films de Mario Bava (Six femmes pour l’assassin).
Le talent du cinéaste est de parvenir à tordre les archétypes du genre pour expérimenter et donner à ses récits un caractère étrange. Preuve en est l’excellent La comtesse perverse, curieuse variation autour des Chasses du comte Zaroff. Zaroff est d’ailleurs le patronyme des deux aristocrates nietzschéens incarnés par Howard Vernon et Alice Arno qui exécutent leurs victimes après les avoir chassées sur l’île où ils résident.
Là encore, le film est un concentré de la « méthode Franco » : il est tourné dans la foulée de Plaisir à trois avec les mêmes comédiens et, comme le dit fort bien Jean-François Rauger dans le bonus du film, le cinéaste parvient à transformer ses défauts en grandes qualités. Dans La comtesse perverse, il use et abuse du zoom, ne prend pas toujours la peine de faire le point mais ce traitement un peu fruste de l’image finit par devenir quasiment expérimental. En jouant sur de courtes focales qui distordent l’espace (la profondeur de champ est très nette alors que l’avant-scène est déformée et offre un effet « œil de poisson »), avec les filtres colorés et en utilisant à merveille le décor insolite de la maison des époux Zaroff (une splendide villa de Ricardo Bofill) ; Jess Franco livre une œuvre baroque, projection fantasmatique d’un univers mental cruel et romantique (voir la scène finale).
Violent et d’un érotisme incandescent (la caméra de Franco s’immisce avec de plus en plus d’insistance entre les cuisses de ses muses comédiennes : on notera d’ailleurs que Lina Romay a un rôle plus important ici que dans Plaisir à trois), le film ne sortit jamais en salle dans cette version. Il fallut attendre quelques années pour le voir affublé de scènes additionnelles (plus ou moins hard) sous le titre Les croqueuses. Le plus étonnant, c’est que le film devint totalement différent, agrémenté d’un prologue et d’un épilogue qui font du récit le fruit de l’imagination d’une jeune femme écrivain. Et cela fonctionne parce que chez Franco, la frontière entre le désir et la réalité est abolie.
C’est ce qu’illustre de manière splendide le plus réussi des quatre films (un « film du cœur » selon Alain Petit) : Venus in furs. Si le titre peut faire songer au roman éponyme de Sacher-Masoch, l’œuvre de Franco n’a rien à voir et évoque le trajet d’un musicien de jazz hanté par l’image d’une jeune femme morte, qu’il a vu se livrer à des jeux érotiques avec d’inquiétants personnages (dont le marmoréen Klaus Kinski). Comme dans un autre très beau film de Franco (La comtesse noire), le personnage principal semble hanté par un succube qui reviendrait accomplir une sorte de vengeance. Mais rien de très précis dans ce film onirique qui ne semble se déployer que sur le plan du fantasme et du désir. Les repères spatiaux et temporels sont constamment brouillés et Franco joue avec des personnages « doubles », une structure cyclique où quelque chose semble constamment se dérober au sens commun. Lorsque arrivent les dernières scènes, on pense à Lost Highway de Lynch (toutes proportions gardées) tant le cinéaste boucle son film avec une logique qui n’est plus celle de la raison.
Si le zoom est la figure de style favorite du cinéaste, ce n’est pas tant parce qu’il est le « travelling du pauvre » mais qu’il relève parfaitement de cette logique du fantasme (le seul mouvement est celui de l’œil et non pas du corps comme avec un travelling qui accompagne les personnages). Il permet d’abolir l’espace et le temps pour laisser place à une logique du désir et de la pulsion.
La légende veut qu’une conversation avec le musicien Chet Baker soit à l’origine de ce film. On pourrait donc conclure en disant que le cinéma de Franco (du moins, lorsqu’il est inspiré) est davantage musical que narratif, jouant comme un trompettiste de jazz sur des variations autour de thèmes imposés (ici, la figure du vampire, de l’obsession, de l’addiction…) et qu’il parvient à transcender le caractère trivial de son matériau de base pour faire de ses œuvres de véritables cérémonies sensuelles et fascinantes.
Et de parvenir, avec un film comme Venus in furs, à un art envoûtant, proche de l’hypnose…
Collection Jess Franco. 4 films (Venus in furs, 1969 ; Célestine, bonne à tout faire…, 1974 ; La comtesse perverse, 1974 ; Plaisir à trois, 1974) édités par Artus Films.
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