Accueil Édition Abonné Décembre 2019 Jérôme Sainte-Marie: « Le macronisme reste structurellement minoritaire »

Jérôme Sainte-Marie: « Le macronisme reste structurellement minoritaire »

Entretien avec Jérôme Sainte-Marie


Jérôme Sainte-Marie: « Le macronisme reste structurellement minoritaire »
Jérôme Sainte-Marie (c) Manuel Braun

Le politologue Jérôme Sainte-Marie ausculte la société française dans son essai Bloc contre Bloc. Il identifie un conflit de classes entre un bloc élitaire pro-Macron et un bloc populaire incarné par Marine Le Pen. Pour 2022, rien n’est joué.


Causeur. Depuis 2017, Emmanuel Macron a anéanti ces deux grands cadavres à la renverse qu’étaient le PS et LR. Or, tout en reconnaissant son caractère largement artificiel, vous semblez regretter le bon vieux clivage droite-gauche.

Jérôme Sainte-Marie. Je ne regrette rien, mais je constate que le remplacement partiel du clivage gauche-droite par un clivage entre un bloc élitaire et un bloc populaire n’a fait qu’accroître les tensions sociales. Par le jeu des traditions locales ou familiales, droite et gauche étaient des ensembles largement culturels dans lesquels cohabitaient des classes populaires, moyennes et dominantes. Ces deux synthèses interclassistes sont remplacées par une polarisation politique en fonction du rapport à la mondialisation, sur des bases directement liées aux ressources économiques et scolaires des individus.

En somme, la lutte des classes oppose désormais deux « blocs historiques » au sein de la société : le bloc élitaire et le bloc populaire. Si on admet que les gilets jaunes ont mobilisé une partie du bloc populaire, quelle est la base sociale du bloc élitaire macroniste ?

Précisons d’abord que j’emprunte la notion de « bloc historique » au marxiste Antonio Gramsci. Au-delà d’une simple coalition politique, c’est un projet collectif visant à la domination sur la société, à partir d’une construction sur un triple plan, idéologique, politique et surtout sociologique.

Le bloc élitaire au pouvoir a pour noyau dur l’élite réelle, c’est-à-dire les couches dirigeantes de la société dans le monde des affaires et la haute administration. Ces élites se sont mises en scène dans la commission Attali, dont Emmanuel Macron fut le rapporteur général adjoint. Mais le bloc élitaire est aussi constitué de deux autres cercles plus larges. Tout d’abord l’élite « aspirationnelle », qui correspond au monde des cadres, ceux qui veulent « en être ». Ses membres partagent l’idéologie de l’élite réelle : le culte de la réussite individuelle, l’amour de la construction européenne, un rapport détendu à la mondialisation et un discours managérial. Ensuite, il faut compter avec une partie des retraités, ceux qui forment ce que j’appelle l’élite par procuration. Quelle que soit leur condition sociale, ils ont tendance à déléguer la protection de leurs intérêts à l’élite et se défient des forces antisystème qui leur paraissent menacer une stabilité économique dont dépendent leurs revenus.

On ne saurait résumer l’électeur macroniste à la caricature du nomade mondialisé. La petite bourgeoisie urbaine et rurale, traditionnellement modérée, s’est-elle agrégée au bloc macroniste ?

Dans un premier temps, Macron a plutôt incarné la frange la plus dynamique de la bourgeoisie liée au capitalisme mondialisé. Pour reprendre la classification de David Goodhart, le candidat Macron de 2017 s’adressait davantage aux anywhere qu’aux somewhere par son éloge constant de la mobilité, de l’adaptation et du changement. Les parties conservatrices de la bourgeoisie provinciale se retrouvaient plutôt dans le vote Fillon. Puis, voyant se faire des réformes et du fait de la peur suscitée par le mouvement des gilets jaunes, cette bourgeoisie patrimoniale a migré vers le vote LREM aux européennes. Le macronisme aura donc accompli une triple réunification – politique, idéologique et sociologique : politique, en réunissant la gauche et la droite libérales ; idéologique, en assumant la convergence du libéralisme culturel et du libéralisme économique, comme l’analyse Jean-Claude Michéa ; et sociologique, car Macron a réuni une bourgeoisie jusqu’alors divisée en des forces politiques concurrentes. C’est un phénomène lourd de conséquences sur le climat social et le débat public.

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Pourquoi ?

L’autocontrôle des classes dominantes a énormément diminué. Autrefois, les instances de direction et de contrôle de la société – Conseil constitutionnel, Conseil d’État, CSA, instances économiques, judiciaires… – comptaient en leur sein une équipe de gauche et une équipe de droite. Bien que tous issus de la France d’en haut, ses membres se surveillaient et maintenaient un certain pluralisme, car lorsqu’une des deux équipes en concurrence était au pouvoir, l’autre campait dans l’opposition et se préparait à l’alternance. Maintenant que ces élites sont réunifiées, leur pouvoir s’est débridé.

Mais le président Macron semble avoir infléchi sa politique. Plus ferme sur l’immigration, critique du dogme bruxellois des 3 % de déficit, Macron amorce-t-il un virage populiste à rebours de son tropisme libéral-libertaire ?

Je ne crois pas. Ce sont plutôt des tentatives de triangulation : Macron va chercher les thèmes de ses concurrents politiques directs. Il a tendance à monopoliser le débat politique pour une raison précise : le macronisme reste structurellement minoritaire. L’attachement profond au modèle social et le caractère minoritaire de la volonté de réforme dans le pays font courir un danger terrible d’isolement au bloc élitaire. Rien d’étonnant à ce que Macron essaie de sortir de l’enclavement de ce bloc, dont l’influence oscille entre le quart et le tiers du corps électoral.

Entre les attentes de sa base électorale et les aspirations de la majorité des Français, le président peut-il ménager la chèvre et le chou ?

Non. La parole politique ne peut se détacher des contraintes de son terreau électoral. Avant toute chose, il faut coller aux aspirations, aux intérêts et aux valeurs de ses partisans. Le macronisme est cohérent, stratégiquement très intelligent pour donner le maximum de force propulsive à la transformation du modèle social français, tel qu’il est exigé par la construction européenne, par la mondialisation et, pour certains, par la raison. Mais à force de trianguler, il encourt le danger de populariser les thèmes de ses adversaires.

La frontière entre partisans et adversaires du pouvoir macroniste n’est pas toujours très nette. Penchons-nous sur le cas des retraités. Ils représentent 17 millions de citoyens, soit le tiers du corps électoral et leur pension mensuelle est en en moyenne de 1 400 euros. Ont-ils hésité entre les gilets jaunes et le vote LREM ?

Un ensemble social aussi vaste que les retraités ne peut être homogène. Cependant, le « survote » pour Macron parmi les retraités m’a frappé dès la présidentielle. Malgré la concurrence très vive de Fillon, Macron a rassemblé 26 % de leurs suffrages. En 2017, à rebours de l’image dynamique donnée par le président, plus on était âgé et plus on a voté Macron. Et, en même temps, d’autres retraités ont soutenu en nombre les gilets jaunes sur les ronds-points durant les premiers mois du mouvement. Mais, je le répète, observés globalement, les retraités sont enclins à soutenir l’élite.

Vous évoquez à leur sujet ceux que Marx appelait les « paysans parcellaires » de 1848. En quoi ces petits propriétaires agricoles sont-ils comparables aux retraités d’aujourd’hui ?

Je m’inspire des réflexions de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx constate que ces paysans parcellaires, de loin les plus nombreux, et pas forcément les plus prospères, se solidarisent avec le pouvoir exécutif. Ils ne parlent pas en leur nom, mais délèguent le pouvoir à des forces sociales dominantes. Pourquoi ? Dans la France de 1848, ces agriculteurs qui ont acquis ou consolidé leur droit de propriété sur le sol lors de la Révolution vivent très difficilement. Enfermé dans le périmètre de sa petite parcelle, chacun d’entre eux est suspendu à la garantie de sa propriété par l’État et le pouvoir en place. Face à la contestation sociale, ce sont donc les principaux garants du système, comme les retraités aujourd’hui.

En 2005, ces derniers ont voté très largement pour le oui à l’Europe, puis ont massivement boudé Mélenchon et Le Pen en 2017, car ils s’inquiètent beaucoup des menaces pesant sur l’euro. S’ils approuvent les réformes libérales, c’est parce que leur revenu mensuel dépend du travail des actifs. Or, ils représentent près d’un électeur inscrit sur trois.

Cela ne fait pas les affaires de Mélenchon ! Traditionnellement républicain, le chef de la France insoumise multiplie les signes d’adhésion au multiculturalisme, comme l’illustre sa participation à la manifestation anti-islamophobie du 10 novembre. Comment expliquer ce virage ?

J’ai du mal à expliquer comment on peut à ce point se tromper et piétiner ses propres intérêts. En 2017, le bloc populaire se partageait entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. La moitié des électeurs insoumis était, par exemple, hostile à l’accueil de l’Aquarius. Alors qu’une part de son électorat du 23 avril exprime une demande forte de rigueur républicaine, de contrôle des flux migratoires et de laïcité, Mélenchon accentue depuis deux ans son parti pris promigrants.  Localement, cela peut parfois s’expliquer par des raisons électoralistes. Mais, plus globalement, la culture politique des militants insoumis joue beaucoup. Venant essentiellement de la gauche, ils en partagent les codes, dont le refus de critiquer l’immigration, hérité de SOS Racisme et d’une certaine culture chrétienne de gauche. À gauche, de Hamon à Mélenchon, tant de monde se raconte les mêmes histoires sur l’immigration !

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Sur le plan stratégique, la France insoumise a commis une erreur majeure en croyant que l’affaiblissement du clivage gauche-droite n’était qu’une parenthèse et qu’on y reviendrait vite. Mélenchon avait intelligemment mis sous le boisseau la notion de gauche durant la campagne présidentielle, mais il a ensuite repris tous les codes de la gauche en espérant la réunifier autour de lui. Cela a amené à l’effondrement de La France insoumise (6 % aux européennes) et rend impossible l’unification d’un bloc populaire autour de Mélenchon.

Puisque la France insoumise est dans l’impasse, le RN a-t-il une chance de conquérir le pouvoir, malgré la déconfiture de Marine Le Pen en 2017 ?

Oui. En 2017, il était évident que Le Pen était la principale chance de Macron, qui n’avait qu’à accéder au second tour pour prendre le pouvoir ; en 2022, ce raisonnement peut parfaitement s’inverser. La radicalité du projet macroniste et la force des oppositions qu’il suscite, ainsi que le phénomène classique d’usure du pouvoir, peuvent provoquer sa défaite. Cela donne une chance sérieuse au candidat qui représentera les intérêts des catégories populaires et des classes moyennes inférieures. De fait, le RN est arrivé en tête aux européennes, malgré un corps électoral très défavorable, les catégories populaires s’y mobilisant fort peu.

Le RN n’est-il pas prisonnier d’une sociologie trop étroitement populaire qui l’exclut du pouvoir ?

Marine Le Pen est évidemment très clivante et peut-être trop identifiée aux classes populaires. Il y a un effet de miroir assez fascinant entre Macron et Le Pen, car ils sont tous deux prisonniers des milieux sociaux qui votent pour eux. Or, si le bloc élitaire et le bloc populaire polarisent la vie sociale et politique, ils ne l’épuisent pas. Tout se jouera au niveau des classes moyennes qui, divisées, cherchent encore des options alternatives, tel le vote écologiste aux européennes. Comme le montrent les sondages, un second tour Macron-Le Pen se jouerait actuellement à 55 % contre 45 %. Malgré l’avantage actuel pour le probable candidat sortant, 2022 s’annonce donc comme une élection à l’issue incertaine.

Certains estiment que le poids démographique de l’immigration musulmane influera sur le vote. Est-ce un fantasme ?

Largement. Autant la question de l’immigration constitue un facteur de vote très important, autant c’est une réalité électorale très surestimée. Il y a sans doute 8 millions de musulmans en France, la plupart issus de l’immigration récente, dont 2 millions sont d’ailleurs étrangers. Une partie d’entre eux n’étant ni majeurs ni inscrits sur les listes électorales, et beaucoup des inscrits s’abstenant, leur influence n’est pas considérable dans un scrutin national.

De plus, comme les chrétiens ou les juifs, les musulmans ne votent pas tant comme musulmans qu’en fonction de leurs intérêts pratiques. Issus de l’immigration récente, ils commencent un parcours plutôt en bas de l’échelle. De ce fait, ils sont souvent bénéficiaires de l’État social. C’est l’une des raisons du « survote » Hollande contre Sarkozy en 2012.

Les facteurs culturels ou religieux comptent-ils si peu que cela ?

Les facteurs identitaires ou culturels sont évidemment importants dans le vote mais, selon mon analyse, ils forment un élément second par rapport à la problématique sociale. Chez certains électeurs musulmans, l’appartenance peut contrarier le vote pour certains candidats identifiés à tort ou à raison comme hostiles à l’islam, notamment Marine Le Pen. Dans le passé, il arrivait de la même manière, que le catholicisme du milieu ouvrier local le dissuade de voter communiste. Si les musulmans de condition modeste rechigneront à choisir le candidat de l’élite, ils auront beaucoup de mal à se rallier à celui du RN. Cela devrait les inciter encore davantage à l’abstention.

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Décembre 2019 - Causeur #74

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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