Le roman monstre de Victor Hugo fait partie de ces œuvres que tout le monde connaît sans forcément les avoir lues. Sa réédition en Pléiade est l’occasion de découvrir des personnages devenus mythiques et une intrigue haletante digne des meilleures séries.
La France est une nation romanesque. Elle a donné au monde des héros de papier autant que des héros de chair et de sang, des archétypes littéraires autant que des figures historiques. Gargantua et de Gaulle, d’Artagnan et Bonaparte, Rastignac et Saint-Louis, Madame Bovary et Jeanne d’Arc, Arsène Lupin et Robespierre… La liste pourrait continuer indéfiniment. Elle forme notre roman national dont la vocation universelle passe autant par les généraux de la Révolution qui exportent leurs rêves d’émancipation que par les poètes romantiques qui dessinent les contours d’un nouvel imaginaire. La réalité et l’épopée se confondent dans des noces paradoxales pour former un récit où il devient difficile de démêler le vrai du faux. Et d’ailleurs, quelle importance ? Ce qui compte, c’est la manière dont ce roman national donne au monde une mythologie universelle.
Un des monuments français de cette mythologie, peut-être le plus grand, s’appelle Les Misérables. Ses personnages disent tous quelque chose à tout le monde, dans tous les pays. Jean Valjean est le forçat sur les chemins de l’héroïsme et de la sainteté, la grande figure de la rédemption. Cosette est devenue le symbole définitif de l’enfance malheureuse quand bien même la description de sa vie chez les Thénardier n’occupe que quelques pages du roman. Gavroche est l’éternel « gamin » de Paris – c’est Hugo qui aurait créé le mot –, incarnant la gouaille, le courage et l’esprit d’insoumission. Javert demeure l’archétype du policier, de l’homme de l’ordre inflexible : il est pourtant, à la lecture, un personnage des plus complexes qui ne peut résoudre ses contradictions que par le suicide.
Qu’on ait lu ou pas Les Misérables, il fait partie du paysage au point qu’il lui arrive ce qui arrive à Ulysse ou aux mousquetaires de Dumas : on croit les connaître alors que l’on connaît surtout ce que l’on en dit et ce que l’on en montre. Pour preuve, en ce qui concerne Les Misérables, son incroyable fortune cinématographique : la nouvelle édition de la Pléiade, sous la direction d’Henri Scepi assisté de Dominique Moncond’huy, recense d’emblée une dizaine d’adaptations dès l’époque du cinéma muet, qui seront suivies de beaucoup d’autres, la première datant des frères Lumière en 1897, soit moins de douze ans après la mort de Victor Hugo ! La rançon de ce succès est que l’on a peut-être trop oublié les tours et les détours d’un roman-monstre paru en 1862 qui fut d’emblée un best-seller.
Il faut dire que son auteur était, alors qu’il entrait dans la soixantaine et devenait un mythe, notamment par son opposition acharnée à Napoléon III, le plus célèbre exilé du moment. Déjà, à l’époque, acheter Les Misérables tenait autant de la protestation politique que du désir de lire la dernière œuvre du grand écrivain. Hugo lui-même, aujourd’hui encore, est d’ailleurs considéré davantage comme un symbole que comme un écrivain. Il suffit de voir le nombre d’écoles, d’avenues, de places qui portent son nom. À l’époque où nos billets de banque n’étaient pas ornés des monuments virtuels de l’euro, sa figure se trouvait même dans tous les portefeuilles, à côté de celles de Voltaire, Pascal ou Montesquieu.
À la limite, Hugo, en tant qu’écrivain, est terriblement encombrant. Quand on demandait à Gide quel était le plus grand auteur de la littérature française, il répondait : « Victor Hugo, hélas ! » Pourquoi hélas ? Mais parce que Gide et tant d’autres avaient un peu de mal à supporter que Victor Hugo eût été génial dans tous les domaines de la littérature, que sa prolixité, sa virtuosité insolente, sa facilité diront certains, fissent écran à tout son siècle. La longévité de Hugo (1802-1885), son évolution politique, passant du jeune-turc royaliste à l’icône de la Troisième République qui le panthéonise le jour même de sa mort, tout cela fait que les autres artistes de son temps, à un moment où à un autre, ont été obligés de se déterminer par rapport à lui. Hugo opère à lui seul des révolutions définitives dans la poésie, le théâtre, le roman, quand bien même il s’inspire de ce qui a déjà été fait. Ainsi en va-t-il pour Les Misérables. Ce roman est inclassable, unique, parce qu’il a emprunté à tous, mais n’a rien rendu à personne.
Cette remise en perspective d’un monument, devant lequel on passe sans vraiment le visiter, est le principal mérite de cette nouvelle édition des Misérables en Pléiade, aussi exhaustive qu’il est possible avec sa préface substantielle, son « Atelier des Misérables » où l’on trouve des chapitres écartés et l’ébauche d’un texte théorique de Hugo qui devait servir d’introduction intitulée de manière un peu tue-l’amour : « Philosophie : le commencement d’un roman ». Le tout est complété par une iconographie avec notamment des dessins de Hugo représentant ses propres personnages comme Cosette et Thénardier ou encore la peinture presque abstraite des égouts de Paris par lesquels s’enfuit Jean Valjean portant le corps de Marius, et qui donne son titre célèbre au livre 2 de la cinquième partie du roman : « L’intestin de Léviathan ».
Oui, Les Misérables se caractérise d’abord par un côté attrape-tout, une volonté d’embrasser l’ensemble d’une époque, ses types humains, ses idéologies contradictoires, et surtout par le désir de montrer Hugo lui-même en prophète indépassable qui construit sa propre statue. Cela a prodigieusement agacé quelques grands contemporains du géant. Baudelaire a fait preuve d’une prudente hypocrisie puisqu’on trouve publié sous sa plume un éloge dithyrambique du roman alors qu’il écrit quelques jours plus tard à sa mère : « Ce livre est immonde et inepte. Cela prouve qu’un grand homme peut-être un sot. » Même son de cloche chez Flaubert : « Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangéliste. » Et Barbey d’Aurevilly ou George Sand, dont Hugo, sensible aux préoccupations sociales de la bonne dame de Nohant, a pourtant été un lecteur attentif, sont à peine plus indulgents.
De fait, en apparence, Hugo semble ne rien avoir inventé. On trouve dans Les Misérables de gros emprunts au réalisme balzacien. La peinture minutieuse, la description fouillée des milieux et des personnages doivent tout ou presque à l’auteur de La Comédie humaine. Quand le roman s’ouvre par plusieurs dizaines de pages sur Myriel, l’évêque de Digne, qui vit comme un saint, on pense au Curé de campagne. Dans le deuxième livre de la troisième partie, consacré tout entier à Gillenormand, grand bourgeois au royalisme acharné qui adore son petit-fils Marius, mais voue une haine irréconciliable à son gendre bonapartiste, Hugo veut peindre à la manière du Balzac du Cabinet des Antiques, encore, cette société de la Restauration où les ultras mélancolisaient sur les désastres de la Révolution et l’infamie napoléonienne. Sans compter ces trois livres entiers de la deuxième partie où Jean Valjean, toujours traqué par Javert, s’échappe de justesse et se cache dans un couvent, le Petit-Picpus. L’endroit est décrit par le menu et devient surtout le prétexte, pour Hugo, à exposer sa vision de la vie monastique chez les bernardines comme une utopie ratée. Le problème est que cela vire à l’essai théorique, ce qui déplut d’ailleurs à l’éditeur qui demanda à Hugo, sans succès, de couper ce passage. Réponse du grand homme : « Je ne puis introduire un couvent dans Les Misérables pour le louer seulement. »
Autres emprunts évidents, ceux que Hugo fait au roman-feuilleton. Ce genre connaît un succès phénoménal dans les années 1840, notamment avec Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. C’est Sue qui, le premier, fait entrer les classes populaires et les classes dangereuses dans le roman. Hugo se rappellera grâce à lui, au milieu de ses envolées lyriques, que si l’on veut parler du peuple, il vaut mieux savoir comment le peuple parle. Y compris dans ses marges et ses bas-fonds. Les Misérables, et c’est ce qui fait sa modernité, est un roman autant qu’un commentaire sur le roman. Hugo consacre ainsi tout le septième livre de la quatrième partie à l’argot. Il reconnaît sa dette à Sue et à Balzac, mais comme on ne se refait pas, il prétend malgré tout être le premier à l’avoir utilisé : « Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. – Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable ! etc., etc., etc. Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections. Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle, comme l’avait fait en 1828, l’auteur du Dernier Jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : – Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? L’argot est odieux ! L’argot fait frémir ! » Et c’est, de fait, cet emploi de l’argot qui est pour beaucoup dans la saisissante vérité de personnages tels que Gavroche ou Thénardier, devenu Jondrette et membre de la bande Patron-Minette. Le roman joue aussi, jusqu’à l’excès, sur les codes propres au roman populaire. Il faudrait compter le nombre d’évasions dans Les Misérables, le nombre de rencontres fortuites, de hasards invraisemblables, de substitutions de cadavres, de changements d’identité à répétition avec une mention spéciale à Jean Valjean : Jean-le-Cric au bagne de Toulon, Monsieur Madeleine, maire de Montreuil, matricule 9430 quand il est repris et travaille sur le navire de guerre Orion, Ultime Fauchelevent, jardinier de couvent et enfin Monsieur Leblanc, rentier parisien habitué des jardins du Luxembourg.
Au roman-feuilleton, toujours, est emprunté cet art du découpage narratif, ces chapitres courts, cette abondance de dialogues qui font aussi des Misérables, malgré ses longs tunnels historiques, didactiques, philosophiques, un étonnant « page-turner », comme on dit de nos jours. D’ailleurs, comme s’il avait eu peur qu’on le confonde avec un « fabricant » du genre d’Alexandre Dumas, Hugo a fermement refusé que Les Misérables soit d’abord publié en feuilleton.
Il s’agit bien, avec les Misérables, de l’oeuvre de toute une vie, d’une obsession qui le travaille depuis toujours ou presque.
Orgueil d’auteur ? Pas seulement ou alors parfaitement motivé. Les Misérables, et c’est sans doute ce qui a déplu a tant de grands noms, est devenu un genre à lui tout seul, à la fois épopée démesurée et « roman pensif » selon la belle expression de son auteur. Le livre joue sur tous les registres narratifs, du roman de mœurs au roman historique, du poème en prose à la littérature de genre, du récit à thèse à la méditation élégiaque. Le tout avec un Hugo omniprésent qui tantôt se prend pour Dieu quand il restitue en technicolor la bataille de Waterloo – événement qui n’a sa place dans le récit que par un artifice romanesque un peu léger –, tantôt descend de son piédestal et prend le lecteur par le coude pour lui expliquer qu’il n’exagère en rien la rigueur des tribunaux sous la Restauration.
Et puis, il est difficile de ne pas voir dans ce projet une sincérité ou tout au moins une profonde cohérence. Quoiqu’en disent ses détracteurs, la biographie de Hugo plaide pour lui. Il s’agit bien, avec Les Misérables, de l’œuvre de toute une vie, d’une obsession qui le travaille depuis toujours ou presque. Sa parution en 1862 est l’aboutissement d’un long processus créatif, avec des cristallisations successives et des périodes d’interruption quand Hugo, notamment dans les années 1848-1851, donne la priorité à sa vie politique, évoluant de plus en plus vers la gauche jusqu’à son refus définitif du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte.
Dans sa préface, Henri Scepi n’hésite pas à placer la vie de Victor Hugo sous le signe d’une lutte permanente contre « le principe de mort agissant au cœur des sociétés inégalitaires ». Hugo, même dans sa période monarchiste, est en effet d’emblée sensible à la question sociale. Cela apparaît d’abord dans son indignation métaphysique face à la peine de mort qui fait de lui un des abolitionnistes les plus célèbres avec Le Dernier Jour d’un condamné (1829) et Claude Gueux (1834). À travers la peine de mort, c’est aussi tout le fonctionnement de la justice et de la police, uniquement répressives, qui est visé. En 1839, il visite, horrifié, le bagne de Toulon. En 1845, alors qu’il devient pair de France par la grâce de Louis-Philippe, il commence pourtant à écrire le poème Melancholia. Les Misérables y sont en germe : Hugo dénonce dans ces vers célèbres l’horreur du travail des enfants, « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit », mais aussi la promiscuité propre à la pauvreté qui amène à la prostitution ou au crime. En quelques vers, les destins de Cosette, de sa mère Fantine ou de Jean Valjean sont déjà dessinés.
La même année, il commence à écrire un début de roman, qu’il appelle tantôt Les Misères, tantôt Jean Tréjean, et qu’il ne reprendra qu’une fois en exil. Aujourd’hui, certains diraient que Victor Hugo y pratique une culture de l’excuse en mettant en avant les conditions épouvantables dans lesquelles vivent les pauvres pour expliquer le crime ou la déchéance.
C’est sans doute vrai, mais c’est oublier aussi, et cela apparaît de manière éclatante dans Les Misérables, que Victor Hugo est un grand mystique qui a forgé sa religion personnelle, comme tous les prophètes. Et sa mystique repose sur un seul mot : l’Amour. Les Misérables sont avant tout un grand roman d’amour. « Aimer, c’est presque penser. » Ce roman noir ne l’est qu’en apparence, l’amour en est la vraie puissance agissante. C’est celui de Monseigneur Myriel qui aime les pauvres et qui sauve Jean Valjean de la prison. C’est celui de Jean Valjean pour Cosette qui la sauvera des Thénardier. C’est celui de Gavroche, incarnation du peuple en devenir qui meurt sur une barricade pour l’humanité future. C’est celui encore, réciproque, de Marius et Cosette qui va défier le cloisonnement des classes sociales.
L’Amour selon Hugo est la vraie force subversive, éminemment politique, il est ce qui va à la fois libérer et racheter les infamies du monde : « Toutes les œuvres de Dieu sont faites pour servir l’amour, lit-on dans Les Misérables. L’amour est assez puissant pour charger la nature entière de ses messages. » Alors, oui, décidément Les Misérables a toujours quelque chose à nous dire en 2018, dans le monde du cynisme généralisé et de l’indifférence toujours plus grande à la misère. Un roman fait pour « la crapule catholico-socialiste », disait Flaubert ? Peut-être, mais si Victor Hugo avait eu connaissance de ce jugement, il l’aurait sans doute pris pour le plus beau compliment qui soit. Nous aussi, d’ailleurs.