Jérôme de Jean-Pierre Martinet est un classique méconnu de la littérature française, un roman-monstre qu’il faut sans cesse redécouvrir.
À un siècle d’écart avec les grands mouvements de l’avant-garde littéraire, l’idée d’un art du choc a fait long feu. Depuis les années 1990, Cornelius Castoriadis évoque même un retrait dans le « conformisme généralisé » que la nouvelle rentrée littéraire va tenter, tant bien que mal, de contester. Cent ans après l’âge d’or d’un art s’étant donné pour mission de choquer pour émanciper, que reste-t-il de ce geste fondateur et de son acuité ? Quelle place pour le choc dans une société qui accroit le contrôle de son discours tout en cherchant de nouvelles formes de politisation ? L’œuvre majeure de Jean-Pierre Martinet, le roman Jérôme, passée inaperçue lors de sa parution en 1978 et rééditée en 2018, tente de conjurer ce conformisme généralisé dans un déferlement de violence qui interroge les limites de la subversion artistique.
Horreur comique et outrance du sordide
Dans sa confession, Jérôme Bauche se donne beaucoup de mal pour exaspérer son lecteur par la description méticuleuse des atrocités auxquelles il se livre, bafouant de manière quasi-systématique toutes les règles de l’ordre moral. Son insistance invite à se demander : pourquoi un tel acharnement à se montrer sous son plus mauvais jour ? Pourquoi un tel déploiement des indices de sa culpabilité, quand il semblerait plus naturel de tenter de s’attirer la sympathie d’un public porté à se laisser attendrir ?
Indéniablement, Jérôme a quelques méfaits à se reprocher. Le héros qu’a choisi Jean-Pierre Martinet est un géant de 150 kilos évoquant à la première personne trois journées et deux nuits de sa vie sordide. À 42 ans il est sans emploi et vit chez sa mère en se faisant passer pour un idiot. Si c’est insuffisant pour faire de lui un coupable, c’est assez pour en faire un suspect. Le roman s’ouvre en effet sur une scène dans laquelle un philanthrope mythomane et condescendant sermonne l’obèse paresseux pour le convaincre d’aller fabriquer des fleurs en papier crépon dans un institut. C’est un Ignatius J. Reilly à la française, un peu plus glauque. Pour le reste, l’existence de Jérôme se partage entre le museau vinaigrette et les fillettes qu’il paye pour les tripoter à la sortie de l’école dans un urinoir aux allures d’enfer dantesque. On apprend aussi qu’il bat sa mère et dès la fin du deuxième chapitre, il devient meurtrier en étouffant son bienfaiteur, M. Cloret, qui se sectionne la langue dans un déluge de sang. La mère de Jérôme rentre à ce moment ivre de sa tournée des bistrots et l’invective dans une logorrhée incohérente où des propos antisémites se mêlent à la haine qu’elle voue à son propre fils. Elle lui reproche son impuissance et la petitesse de son sexe, tout en prenant un plaisir malsain à lui décrire l’appétit sexuel débordant de feu son mari, avec qui elle entretenait une sexualité mouvementée.
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Pendant ce temps, attablé au salon, Jérôme se demande si le cadavre encore chaud, à la bouche dégoulinante d’hémoglobine, va tenir droit sur sa chaise et ne pas attirer l’attention de la mère alcoolique. Il tente de résoudre cet épineux problème en clouant les pieds du mort au plancher. L’outrance du sordide fleure le comique et l’accumulation complaisante des horreurs donnent au roman l’allure du grand guignol. Mais que reste-il de Jérôme une fois passé ces excès macabres ? Quelque chose émerge de la fange et il faut écouter jusqu’au bout la dérangeante confession de ce monstre de 150 kilos et presque 500 pages pour comprendre le profond mal-être qu’il tente d’exhumer de notre société.
Le Jérôme de Jean-Pierre Martinet a indéniablement une coloration sociale. Il anticipe les travers d’une société en état de crise économique en faisant le tableau de la misère qui la menace. Mais au-delà des considérations socio-économiques, la surenchère grotesque des atrocités a une autre signification. Jérôme Bauche se dissimule derrière sa bêtise, il y cache une ambition artistique et un sens certain de l’esthétique qu’un évènement tu par sa narration a découragé. Il cite ses références littéraires, plus ou moins implicitement, en les mettant dans la bouche des personnages qu’il rencontre.
Sont mentionnés Faulkner, Joyce, Melville ou encore Dante. Son ancien professeur, dont il fait la rencontre au cours de son périple, se souvient d’un élève brillant et passionné d’art. Jérôme donne l’ultime indice de ce projet dans les dernières pages où il qualifie son propre travail de roman. De ce fait, il inscrit son texte à la fois dans le domaine de la fiction et de l’esthétique et il l’exclut de celui des mémoires. Jérôme Bauche n’est donc pas qu’un fou perdu au fond d’un asile mais un écrivain créant et imaginant. C’est aussi ce que signale son nom dont l’homonymie avec le peintre néerlandais Jérôme Bosch pointe l’ambition esthétique du livre. Alors faut-il le considérer comme le dernier des poètes maudits, comme un éternel incompris faisant face à une société sourde à son délire avant-gardiste, ou s’agit-il d’autre chose ? Ne serait-il pas plutôt l’épouvantail d’un art condamné à être réduit à sa propre caricature ? Et s’il se roulait dans la fange pour mieux se moquer de lui-même ? La figure du poète maudit, de l’artiste incompris et détruit par des normes sociales trop rigides hante le roman. Ne serait-ce qu’au travers de cette posture d’abandon des lettres caractéristique du modernisme. À la différence près qu’ici le renoncement se fait au profit de la bêtise choisie. Jean-Pierre Martinet pousse cette figure dans ses retranchements et la met face à ses contradictions les plus extrêmes dans une sorte de parodie comique. Ce cliché littéraire entretient en effet un rapport avec le mal depuis sa fondation baudelairienne.
Le héros de roman comme repoussoir idéal
C’est tout le sens de la construction du personnage de Jérôme qui cumule de manière caricaturale tous les oripeaux du mal moderne pour former un repoussoir idéal. Pédophilie, inceste, viol, meurtre, tout y passe. À cet endroit, un autre élément de contexte est important à rappeler. Dans la période où paraît le livre, les sciences sociales ont effectué un retournement dans lequel la figure du marginal remplace celle du prolétaire dans son rôle de direction de l’orientation idéologique de la société vers la liberté. Or Jérôme représente un cas limite et fondamentalement dangereux de transgression de la norme. Loin du jeune auto-stoppeur romantique quittant le foyer pour parcourir librement les routes d’Amérique qu’avait introduit Kerouac, la rupture sociale évoquée par Jérôme est d’un autre ordre. Lui est un meurtrier et un violeur désorienté dans un tissu urbain dense et halluciné entre Paris et St Pétersbourg. Jérôme est un épouvantail, et peu importe si les méfaits qu’il raconte sont vrais ou faux, ils ont une autre visée.
Jérôme serait ainsi davantage à lire comme la plaisanterie d’un poète adressée au monde. C’est une mise en scène de l’esthétique du choc confrontée à ses propres contradictions. Le personnage de Jérôme incarne la limite existentielle de la figure du poète maudit ou du marginal avant-gardiste. Son outrance grotesque lui permet de montrer, par la modalité de la surenchère, l’avilissement auquel se condamne un art dont la beauté est jugée à sa capacité à choquer le bourgeois. Un art dont l’articulation au mal originellement émancipatrice est devenue une répétition absurde et aliénante, voire dangereuse. De cette manière, Jean-Pierre Martinet découvre une face demeurée jusque-là inexplorée de notre monde. Le kitsch tel que Hermann Broch l’a défini, consiste à réduire le beau à un procédé. Milan Kundera dit plus prosaïquement que c’est la négation de la merde. L’un et l’autre l’identifient comme un danger puisqu’il réduit l’art au bel effet, le coupant de sa dimension cognitive. Or dans Jérôme, nous sommes face à une configuration inverse que nous pourrions définir comme une surexposition de la merde. Jean-Pierre Martinet nous dévoile une caractéristique surprenante de notre modernité. S’il y a un kitsch de la négation, il se pourrait qu’il y en ait un du fétichisme de la merde. Jérôme se vautre dedans pour nous montrer, une bonne fois pour toutes, qu’au bout de ce chemin il n’y a rien. L’art et la littérature ne peuvent être qu’une entreprise de démolition au risque de se couper du monde qu’ils cherchent à comprendre et à éclairer. Néanmoins, ils ne doivent pas être neutres pour autant. Alors comment, tout en dénonçant ce travers, Jean-Pierre Martinet parvient-il à la beauté ? C’est justement parce qu’il n’y a aucun fétichisme dans l’écriture de Martinet mais une profonde sincérité, doublée d’une féroce ironie ne parvenant cependant pas à cacher l’étendue de son désespoir.
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