Cette saison, la mode est au bleu horizon. En littérature comme en friperie, les éditeurs misent sur des imprimés anciens pour dessiner leurs collections printemps/été 2013. L’étoffe des souvenirs rassure toujours le client hostile à toute nouveauté. Après la Collaboration, la guerre d’Algérie ou l’après 68, les écrivains retournent dans les tranchées de 14 y extraire une veine romanesque qui fait tant défaut à notre époque blanche d’émotions.
C’est donc avec appréhension que l’on prend le Chemin des Dames, ployant déjà sous la mitraille, ses millions de morts et son indicible terreur. Nous avons lu les récits de Genevoix, Dorgelès ou Benoit sur l’enfer boueux de la Marne. Nous en sommes toujours sortis hébétés, affolés par cette tuerie mondiale. Notre imaginaire est à jamais peuplé de gueules cassées, de croix de bois alignées, d’exécutions sommaires, de gaz moutarde, en somme d’une jeunesse fauchée sur l’autel des Nations. Quelle famille française ne possède pas dans une armoire un obus sculpté ou une douille décorée à la manière d’un artisan-orfèvre? Tenir dans sa main, un siècle plus tard, un morceau de bois taillé sur le front en 1916, serre le cœur. Notre identité nationale que l’on a tant cherché à définir sous l’ancien quinquennat, y a puisé son ferment de colère et de fraternité.
Mais les mots semblent si vains, si artificiels pour décrire ces ténèbres-là. Jérôme Garcin relève ce défi littéraire dans Bleus Horizons : ressusciter un écrivain oublié, Jean de La Ville de Mirmont, mort le 28 novembre 1914 à l’âge de vingt-huit ans, dans un décor d’apocalypse. La phrase de Garcin n’a jamais été aussi suave et nostalgique. Quel plaisir de lire une langue française aussi parfaitement maîtrisée, académique dans son armature qui ne perd pas pour autant le tranchant de son style. D’une sobriété perforante, sans affèterie ou minauderie, l’écrivain fait communier la petite et la grande Histoire. Dans un habile jeu de miroirs, Garcin invente un frère d’armes à ce Jean de La Ville de Mirmont, auteur d’un seul roman, Les dimanches de Jean Dézert, paru juste avant son départ pour le front. L’utilisation du 7ème jour de la semaine dans un titre est, à lui seul, un signe annonciateur de qualité littéraire comme l’ont prouvé Un dimanche inoubliable près des casernes de Jacques-Francis Rolland ou Dimanches d’août de Patrick Modiano. C’est donc à travers ce double à la dérive que l’écrivain et poète bordelais, mort pour la France, renaît. Car, durant toute son existence, son compagnon fictif cherchera obstinément, dans le destin foudroyé de cet ami d’infortune, des raisons de vivre.
Continuer de vivre après ça, après cette boucherie, après cet effroi partagé, aura été la question existentielle des hommes de cette génération-là. Souvent, leur retour à la vie civile constituait une seconde meurtrissure inexplicable et inavouable. Les autres, les non-combattants pourraient-ils comprendre ces moments d’horreur et d’humanité ? Dans ce subtil roman historique, on retrouve les obsessions de Garcin, son attachement aux êtres disparus, cette impossibilité viscérale de les chasser de sa mémoire et puis cette passion dévorante pour la littérature, notamment quand Jean s’identifie à Maupassant : « Boule de suif ou La Maison Tellier furent la revanche de l’écrivain sur le rond-de-cuir, du conteur sur le greffier. La littérature le dédommageait de l’ennui qu’il éprouvait à brasser du vide et à obéir aux ordres de bureaucrates qu’il méprisait ».
Bleus Horizons est un hymne à la jeunesse fracassée, à un auteur qui ne connut pas la postérité d’Alain-Fournier mais aussi à un monde enfoui où l’on croise Isadora Duncan, Apollinaire, Gabriel Fauré ou François Mauriac, l’ami d’enfance du jeune aristocrate girondin. La description du casino de Deauville transformé en hôpital militaire mêle le cocasse au mélancolique. Le talent de Garcin réside justement dans ces interstices, quand les lumières du Havre apaisent, un instant, les douleurs de l’âme. Sous sa plume, le pathos ne vient jamais gâter la sincérité des sentiments : « Il me touchait, ce jeune homme idéaliste et myope si attiré par le feu, et dont la chevalière en or, sur laquelle étaient gravées les armes des La Ville de Mirmont, brillait comme une oriflamme ». Dans cette quête d’identité par procuration, entre les planches de Normandie et les pins des Landes, Jean de La Ville de Mirmont prend les traits d’un héros flamboyant et d’un poète maudit.
Bleus Horizons de Jérôme Garcin, Gallimard.
Les dimanches de Jean Dézert suivi de L’horizon chimérique & Contes de Jean de La Ville de Mirmont, La petite vermillon.
*Photo : drakegoodman.
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