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Proust: retour vers le futur

"Les années retrouvées de Marcel Proust" de Jérôme Bastianelli (SUP)


Proust: retour vers le futur
Jérôme Bastianelli © Thibaut Chapotot/musée du quai Branly

Proust est mort en 1922, à l’âge de 51 ans, en ayant quasiment achevé son œuvre. Mais que se serait-il passé s’il avait guéri de la maladie pulmonaire qui l’emporta ? Jérôme Bastianelli l’imagine dans un livre captivant.


Alors que l’année 2022 marque le centième anniversaire de la mort de Marcel Proust, Jérôme Bastianelli a sorti il y a quelques semaines aux Sorbonne Université Presses un petit livre original, Les années retrouvées de Marcel Proust. Cet essai de biographie, presque une uchronie, essaie de s’imaginer ce que serait devenu le monde si Marcel Proust avait vécu vingt ans de plus, s’il avait échappé à une bronchite mal soignée, le 18 novembre 1922, à l’âge de cinquante-et-un ans. On observe Marcel Proust profiter de ces vingt années de temps additionnel pour terminer A la recherche du temps perdu, corriger quelques erreurs (« Heureusement que je ne suis pas mort l’année dernière, dit-il un jour à sa gouvernante, car personne n’aurait rien compris à ce texte : voilà que, comme un idiot, je fais mourir le docteur Cottard page 354 pour le faire réapparaître dans un dîner page 493 ! ») et mourir finalement à New York en novembre 1942, en tournant les pages de François le Champi.

Marcel Proust parcourant les années 20 et les années 30, c’est l’histoire d’un vieux monsieur à la petite santé entrant dans un monde où tout s’accélère. Le moindre déplacement de l’auteur à Nice, à Illiers, les secousses du train, de l’automobile lui valent plusieurs jours d’alitement, histoire de se remettre de ses émotions. En contraste, Marcel Proust ne boude pas les joies du vol aérien, quand Antoine de Saint-Exupéry lui propose de survoler la Picardie et la cathédrale d’Amiens : « Devant toutes ces dimensions singulièrement réduites, je me demandais si, dans l’aspiration qui pousse l’Homme à voler, il n’entre pas un peu de la joie d’éprouver avec la réalité le rapport de l’enfant avec ses jouets, avec les châteaux de bois qu’il enjambe et les soldats de plomb qu’il domine », écrit-il dans les colonnes du Figaro une semaine plus tard. A l’instar de Georges Vinteuil, « bourgeois timide et très conservateur, mais compositeur moderne et audacieux », Marcel Proust parvient globalement à saisir la marche du monde, non sans quelques petites incompréhensions aux encablures.

Des inventions crédibles

Trois choses ont été principalement retenues par l’auteur : Marcel Proust face aux bouleversements esthétiques ; la place de Marcel Proust dans le monde des lettres ; Marcel Proust et l’évolution politique du monde. En élève sérieux, Jérôme Bastianelli justifie à la fin du livre ses audaces biographiques, et nous permet de comprendre que si tel épisode n’a pas eu lieu, en tout cas il aurait été crédible.

Face aux nouveautés esthétiques, Marcel Proust entre avec prudence. Pas très convaincu par le cinéma, il accepte malgré tout que l’on fasse une adaptation de la Recherche, qui se prête mieux au cinéma qu’au théâtre. Face aux surréalistes, il se sent dépassé. L’art de Salvador Dali, fait de sexes masculins ailés et de bustes de femme coiffés d’une baguette de pain, lui échappe complètement. « Il savait pourtant mieux que quiconque, car il en avait longuement parlé dans la Recherche, en prenant notamment l’exemple des derniers quatuors de Beethoven, qu’un art radicalement nouveau met du temps à être apprécié, mais là, il lui semblait qu’un siècle aurait pu s’écouler sans qu’il saisisse la finalité de ces bricolages artistiques. Il en imputa la faute à son âge et regretta de ne plus avoir la fraîcheur d’esprit qui l’avait conduit, pendant les cinquante premières années de sa vie, à préférer Debussy à Massenet et Whistler à Bouguereau ». Comme le chante Sheila: papa t’es plus dans l’coup !

Dans le monde des lettres, Marcel Proust est élu à l’Académie française au prix d’une intense campagne et de visites épuisantes chez ses futurs collègues. Il revêt pour la première fois l’habit vert le 10 juin 1926. Il y a un saisissant décalage entre la crainte de l’écrivain de faire mauvaise impression lors de sa réception, avec sa petite mine, sa veste à la fois trop large et trop étroite, son épée qui pendouille, se murmurant à lui-même : « pourvu que tout se passe bien » et le retentissement de son éloge funèbre à Pierre Loti, relayé par la TSF et qui inspira même Claude Lévi-Strauss quand il fallut donner un titre à Tristes tropiques. L’inspiration s’essouffle cependant. Marcel Proust voit surtout arriver la nouvelle génération d’écrivains : Raymond Radiguet, emporté par une fièvre typhoïde à l’âge de vingt ans (Jérôme Bastianelli a décalé pour les soins de l’ouvrage un décès de vingt ans, pas deux) ; André Malraux, pour lequel il refuse de signer la pétition de soutien quand celui-ci se fait prendre en train de scier des statues du Xème siècle dans la forêt tropicale du Cambodge ; Louis-Ferdinand Céline, qui reçut de la part de Léon Daudet en 1932 pour Voyage au bout de la nuit le même soutien véhément qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs dans la course pour le Goncourt, mais cette fois avec moins de succès. Face à l’OVNI Céline, Marcel Proust voit un successeur, le Voyage peignant le chaos qui résultait de la Grande Guerre tandis que la Recherche décrivait la décomposition de ce monde d’avant 1914. Malgré les pages jugées vulgaires et agressives, Proust semble avoir apprécié cette plume crue. Quelques années plus tard, la fureur antisémite de Bagatelles pour un massacre lui tomba en revanche des mains.

L’avertissement de Stefan Zweig

Dans le monde politique aussi, alors que la situation se tend aux quatre coins de l’Europe, Marcel Proust est partagé entre moments d’extra-lucidité et naïveté. Extra-lucide, quand assistant au Trocadéro à l’Exposition internationale de 1937 et apercevant le pavillon de l’Allemagne nazie, « surmonté de l’aigle doré », et celui de l’URSS « au sommet duquel s’élançait une gigantesque sculpture représentant un ouvrier et une paysanne brandissant le marteau et la faucille », il sentait la guerre inévitable (ah, si seulement on l’avait écouté…) et que bientôt, peut-être Staline, plus sûrement Hitler, viendrait parader sur cette même esplanade. Naïf, quand il essaie de dissuader Abel Bonnard d’adresser les félicitations au Maréchal au nom de l’Académie française, alors que celui-ci s’apprête à devenir un ministre zélé de la collaboration. Avant la première guerre, Léon Blum, critique littéraire juif et dreyfusiste, pouvait être un proche ami de Maurice Barrès, écrivain qui n’avait pas masqué la part antisémite de son antidreyfusisme. Après la première guerre, les passions politiques divisent davantage. Peu à peu, Marcel Proust est obligé de prendre ses distances avec Léon Daudet, un peu trop fasciné par les montées des fascismes ici et là en Europe ; tout en conservant un intérêt littéraire pour Charles Maurras et son journal, il soutint – en vain – la campagne de François Mauriac pour empêcher celui-ci à son tour quai Conti. Malgré l’avertissement de son ami Stefan Zweig passé par Paris et qui lui dépeint l’évolution infernale en quelques jours d’une Vienne envahie par l’Allemagne, Marcel Proust met du temps à réaliser le risque à trop traîné à Paris (compte tenu aussi de ses ascendances juives) et tarde à prendre ses cliques et ses claques. Il faut tout le tact du Sonderführer chargé de la politique littéraire en France pour le convaincre de déguerpir bien vite. Finalement, si Marcel Proust avait vécu vingt ans de plus, la marche du monde n’aurait pas été très différente – et on s’en serait un peu douté.

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