De Max Ernst à Jeff Koons : la fabrique du faux


De Max Ernst à Jeff Koons : la fabrique du faux

jeff koons dog

Le mécanisme qui, depuis une vingtaine d’années, parvient à fabriquer, puis à vendre, les produits d’un art appelé « art contemporain », dont les prix sont sans limites mais dont les critères sont inexplicables, me paraît étrangement semblable à celui qui a consisté à écouler des faux chefs-d’œuvre d’art moderne sur le marché en les faisant reconnaître vrais par des assemblées de trois ou quatre autorités ou supposées telles.

Une sérigraphie d’Andy Warhol tombait dans un vacuum sémantique tel que seule l’habileté du critique pouvait, dans une revue ou dans un catalogue de galerie, donner une forme et un nom, attribuer des qualités ou des essences, faire parler l’œuvre au fond, comme la  voyante fait parler les cartes, le critique d’art étant une sorte de ventriloque de l’art qui meuble « les voix du silence » dont parlait Malraux, le charlatan forain qui, dans les gazettes ou dans les médias, osera dire : « C’est de l’art » ou « C’est du grand art », tout comme l’expert disait : « C’est un Max Ernst magnifique » du faux qu’on lui avait mis sous les yeux.

Or, pour que le critique d’art devienne un personnage essentiel, crédible, de cette manipulation, il faut une opération singulière qui fera de sa parole un dogme. L’effet de doxa, on l’obtiendra en adjoignant à ses côtés deux figures essentielles : l’historien d’art et le marchand. Le marchand est celui qui fournit la marchandise, l’historien d’art celui qui en atteste la provenance et en retrace l’historique. [access capability= »lire_inedits »]

Les opérations entreprises pour faire monter le prix de ces œuvres à des hauteurs sans limites, mais dont la valeur devient de plus en plus indiscernable au regard de l’honnête homme, ressemblent alors étrangement aux opérations qui, dans le domaine bancaire ou plus généralement fiduciaire, ont installé les système des hedge funds, assignant des prix à des biens qui n’existent pas, à des produits fantômes, ou mieux encore au procédé des titrisations transformant des créances douteuses et non soldées en titres financiers garantis, et par conséquent susceptibles d’être émis sur le marché des capitaux.

Qu’est-ce qu’un faux en art sinon, en effet, une créance en un objet que l’on dit « d’art », et que l’on réussit, si misérable voire inexistant soit-il, comme dans le cas des œuvres conceptuelles, à faire passer pour contenir une valeur et qu’on émet donc sur le marché de l’art, à partir du moment où ce marché est à son tour couvert, tout comme les titrisations par les fonds bancaires, par cet étalon-or, cette encaisse-or que sont les œuvres d’art des collections publiques, inventoriées, numérotées, distinguées, et gardées dans les musées qui les conservent.

Le système se met alors en route lorsque le critique s’adjoint l’appui, on dit aujourd’hui la « complicité », d’un historien d’art et, mieux, d’un conservateur de musée : dans ce cas, l’autorité de l’institution, confortée par l’autorité de l’analyse historique, devient telle qu’il n’est plus possible de douter de l’éminence des œuvres proposées à l’amateur.

La science de l’historien associée à la rigueur du fonctionnaire d’État, la dissertation bavarde enfin du critique – ventriloque –, sont ainsi devenues les mots de passe pour faire accepter, exposer, et finalement vendre avec de stupéfiantes plus-values à court terme des objets de toute nature, depuis le tas de vêtements jetés dans la nef du Grand Palais par Boltanski, jusqu’au doigt d’honneur dressé par Cattelan devant la Bourse de Milan.

Il sera toujours possible de démontrer que ces gestes ont leur origine, leur développement, leur logique, donc qu’ils s’inscrivent dans l’histoire, dans la suite de Duchamp et de Picasso par exemple, et, par conséquent, d’attester leur légitimité.

J’en arrive à penser que l’art contemporain n’est ainsi composé que de faux, déclarés chefs-d’œuvre par des critiques à l’autorité autrement douteuse que le savoir éminent des historiens de jadis, experts commis naguère à authentifier les chefs-d’œuvre des temps passés et qui hésitaient longtemps avant de se prononcer.

Si ces conflits sur la véracité, l’originalité, la fausseté, la provenance d’une œuvre ont pris une actualité fracassante, c’est bien entendu à cause des prix des œuvres mises sur le marché. Or ces chiffres qui nous font sursauter ne concernent guère que le marché de l’art dit « contemporain », c’est-à-dire de l’art qui se fabrique sous nos yeux. Ils concernent peu l’art ancien. Il suffit de consulter les catalogues des ventes pour constater que les prix des œuvres anciennes, sculptures et objets d’art, sont en baisse régulière[1. On assiste même à un effondrement, depuis peu, des prix des meubles anciens, des dessins anciens, des livres anciens. Seules résistent un peu, en salle des ventes, des peintures « signées » de noms plus ou moins connus.]

Les querelles sur la qualité ou l’authenticité d’une pala de Gentile da Fabriano, d’une toile de Raphaël ou d’un bronze de Ricci – copies, travail d’atelier, faux – n’étaient que des querelles d’historiens d’art, d’érudits. Mais les querelles sur une œuvre de Pollock, de Magritte ou de Max Ernst sont des querelles de marchands, dont la qualité de l’œuvre, son originalité, ne sont plus l’enjeu principal. Celui-ci ne porte plus guère que sur le certificat qui permettra de vendre et de revendre ces objets au plus haut prix et au plus vite.

Les œuvres de Damien Hirst ou de Jeff Koons ont ainsi atteint en peu d’années des montants tels qu’aucune explication rationnelle n’en peut plus rendre compte. Nous ne sommes plus dans le goût – ces œuvres sont laides, franchement repoussantes ou anecdotiques –, et pas non plus dans la rareté, dès lors qu’elles sont indéfiniment reproductibles. Elles n’ont d’existence, en réalité, et ne possèdent une « valeur » que par le marché qui les propose.

Or, que ce marché, fondé depuis toujours sur le long terme, ait pu croiser le marché de la finance, fondé sur le très court terme, au point de se confondre avec lui, voilà bien l’énigme de l’art contemporain.

Acquérir une œuvre d’art, il y a quelques années encore, c’était la découvrir dans le salon discret d’une galerie, la voir et la revoir avant de prendre sa décision. Elle restait propriété du collectionneur de longues années. Revendue, il arrivait que sa plus-value fût considérable, mais, calculée sur la période de temps durant laquelle elle avait été propriété du vendeur, elle n’était pas exceptionnelle. Acquis dans les années 1920, un Picasso revendu dans les années 1960, par exemple, constituait un capital dont le rendement restait modeste. Revendues au bout de quelques mois, parfois de quelques semaines, le temps de changer de main, les œuvres d’art contemporain aujourd’hui proposées dans les espaces affolés des salles des ventes sont appréciées en fonction d’une rentabilité quasi instantanée et élevée, obéissant ainsi à la logique de marchés financiers qui fonctionnent sur l’extrême rapidité des transactions effectuées par informatique. Comment l’œuvre d’art, autrefois faite « pour l’éternité », fût-elle produite à grande vitesse et multipliée à loisir, peut-elle n’être plus que le gage indifférent d’opérations spéculatives fondées sur des algorithmes déconnectés du monde réel ?

Le Balloon Dog de Jeff Koons, en acier inoxydable de quatre mètres de hauteur environ, produit par un procédé excluant l’intervention de la main de l’artiste, qui s’est contenté de fournir le modèle, le ballon d’enfant vendu dans les foires, a été tiré à cinq exemplaires identiques, sinon par la couleur, dont chacun s’est vendu entre 35 et 55 millions de dollars.

On comprend bien qu’ici, comme pour les sérigraphies de Warhol, la notion d’original et de copie perd son sens. Mais, bien plus : c’est l’absence même de ce sens qui permet de proposer ces produits à des prix qui n’ont plus de limite. La parfaite reproductibilité technique de l’œuvre, excluant le tremblé de la main, permet sa miraculeuse ubiquité, désormais présente en plusieurs points de la planète.

Le procédé de Jeff Koons a été utilisé par des sculpteurs plus classiques, travaillant des matériaux plus traditionnels. Aujourd’hui encore, les fonderies de Pietrasanta ne survivent que par les commandes passées par Botero, des animaux là encore, mais cette fois ce sont des chats, mécaniquement agrandis à des tailles gigantesques à partir d’une petite maquette de carton ou de plâtre …

La dérision de ces productions est soulignée par le choix de la figure. L’image acheiropoïète de la véronique nous tendait le visage d’un Dieu qui s’était fait homme pour nous. L’image chez Koons est l’image infantile et dérisoire d’animaux de compagnie, de jouets de carnaval démesurés comme étaient démesurées les effigies des empereurs de la décadence romaine, offrant aux élites d’argent qui les achètent le reflet dérisoire de leur vanité de « nouveaux riches ».

Il n’est alors plus question d’une idolâtrie née du culte détourné des images. Ce dont il s’agit ici, c’est de fétiches. Le fétiche est cet objet artificiel – du latin facticium – qui se substitue à la possession de l’être aimé. Le fétiche, comme délectation d’un objet partiel et inanimé, suppose l’absence du corps entier et réel du désir, mieux encore, sa disparition, voire sa destruction. L’amoureux désirait sa maîtresse et lui rendait hommage. Quand elle n’était pas là, il aimait à regarder ses médaillons, ses portraits, les effigies sculptées qui la représentaient. Mais, de tout ce rituel, le fétichiste ne gardera que la touffe de poils, la chaussure, le liquide jaune de ses sécrétions, voire le doudou infantile, le nounours ou la peluche qu’il mettra dans son lit, à sa place…

On nous rabâche dans les médias qu’un tel n’a pas pu « faire son deuil » d’un être aimé et disparu parce que son corps n’avait pas été retrouvé. Le deuil ne pourrait se faire dans l’absence de preuve matérielle. Ce sentiment populaire a le mérite de nous rappeler la puissance de l’objet aimé, non de son image reproduite, non de son souvenir remémoré, mais de son corps même, de sa réalité matérielle, dans ce que Freud appelait, lui, « le travail du deuil ».

Or, du corps de la peinture, de ce corps jadis adoré, vénéré, admiré, reproduit, recopié, restauré avec amour, il ne nous reste rien. L’art est mort, mais il ne nous reste aucune preuve matérielle de sa disparition qui nous permettrait d’accomplir le travail de son deuil. Dans ce que nous propose l’art contemporain, il ne nous reste pas même des débris, des défaits, des reliques. Plus rien, dans son absence, dans son vide, que ces fétiches ridicules, ces baudruches que nous proposent les Foires de l’art et les palais vénitiens. Leur prix de vente un peu plus élevé chaque jour est à la hauteur de cette perte sans objet.

Au fétichisme sexuel tel que l’entendait Freud, des productions corporelles, cheveux, poils et déchets établissant l’emprise d’un génie démoniaque substitué à l’ancien amour d’un homme fait à l’image de Dieu, s’ajoute ici le fétichisme de la marchandise tel que l’entendait Marx, qui établit l’œuvre d’art au niveau des échanges de produits indifférents, gagés par une monnaie dérisoire, du cauri primitif à l’ordre d’achat électronique, qui ne fonde pas la possession d’une œuvre précieuse, mais d’une marchandise vidée de toute valeur propre, une sorte de titrisation du néant.

Les juifs adoraient le Veau d’or. Nous adorons les chiens et les chats de Koons et de Botero.

Qui sera le Moïse qui brisera devant eux les Tables de la Loi en redescendant d’un Sinaï ?

Mais y a-t-il encore simplement une Loi, des commandements, un ordre à briser ?[/access]

*Photo : GINIES/SIPA. 00698677_000023.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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Conservateur général du patrimoine, écrivain, essayiste volontiers polémiste et historien de l'art. Membre de l'Académie française.

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