– Jean Rollin vient de mourir : le cinéma français a perdu son dernier surréaliste…
– Attendez un peu… Jean Rollin, le pape du nanar ? Le roi des sous-séries Z ? L’inoubliable auteur de Suce-moi vampire ?
– Ce titre fait partie des films pornographiques qu’il a tournés pour survivre, entre deux œuvres anarcho-fantastiques parfaitement incomprises !
– Si, pendant plus de quarante ans, M. Rollin a été méprisé par la critique, il y a peut-être des raisons à cela, vous ne croyez pas ? Les acteurs récitent mal, les séquences s’éternisent, ses vampires font rigoler, le tout dans un décor de carton-pâte !
– Vous ne pouvez pas dire ça ! En fait, vous n’avez vu manifestement que des bribes de films et, comme Libération, vous jouez au critique averti : ce journal a quand même écrit que les « inoubliables jumelles Mary-Pierre et Cathy Castel » étaient les héroïnes des Deux orphelines vampires alors qu’elles n’ont jamais joué dans ce film ! Le ton décalé des acteurs, qu’il ait été voulu ou en rapport avec les difficultés économiques qu’a toujours rencontrées Rollin (pas de possibilité de répéter ni de multiplier les prises), participe justement à l’étrangeté de ses films, comme leur lenteur anachronique et les apparitions de femmes nues aux endroits les plus insolites ! Mais le carton-pâte, certainement pas ! De Château-Gaillard aux cimetières de Paris, de l’Aquarium du Trocadéro à la plage de Dieppe, le cinéma de Rollin a instauré une poétique des lieux irremplaçable ! Combien de films des années 1970 vous montrent ainsi l’inexorable mutation des paysages de France ? La froide beauté des quartiers de Belleville de ces années-là est certainement révolue mais, grâce aux vampires glissés entre les interstices de ces immeubles murés, leur poésie nous rejoint. De ces motifs incongrus naît une incomparable émotion : c’est cela, le surréalisme !
L’héritier de Franju
– Et Max Pécas vous fait penser à Bergman ?
– Rollin est l’héritier de Georges Franju, et pas seulement parce qu’il a filmé des hommes portant d’inquiétants masques d’animaux. Dans leurs meilleurs moments, ses films-gigognes, qui ne cessent de mettre en abyme les images des précédents, célèbrent une rencontre inédite, celle de l’auteur des Yeux sans visage avec les femmes nues de Paul Delvaux. Ce qui réunit ces deux cinéastes, c’est bien l’intensité de leur vision, leur capacité à dévoiler la Présence, rejoignant ainsi Mircea Eliade qui, dès son premier roman, Mademoiselle Christina, s’est intéressé au sacré à la fois manifesté et dissimulé dans le profane.
– Et l’accumulation de filles nues et de séquences sanguinolentes y participent bien évidemment ?
– Bien entendu ! Mais là, nous rejoignons un autre univers que celui des surréalistes, même si ceux-ci savaient l’apprécier : celui des feuilletonistes, de Gaston Leroux, du Grand-Guignol ! Certains plans du Masque et la méduse ont d’ailleurs été tournés dans ce qui reste du Théâtre du Grand-Guignol, impasse Chaptal à Paris ! Quant à la naturelle sensualité de ses vampires nues, ces corps d’avant la réification, elle paraît si éloignée des figures imposées de l’érotisme de masse qu’elle est en est devenue proprement incompréhensible.
– Excusez-moi, mais je comprends mal comment on peut aimer à la fois le cinéma politique de Peter Watkins et les films d’épouvante de Jean Rollin !
– Mais ces vampires sont aussi politiques ! Sa veine anarchisante est évidente dans Le Viol du vampire, si mal reçu par les petits-bourgeois de Mai 68, et, dans La Vampire nue, leur longue procession n’est pas pour rien guidée par une fillette brandissant un drapeau noir… Quelques années après, son virage libertaire fait suite aux désillusions des révoltes collectives : à la fin de Lèvres de sang, les deux vampires qui s’enferment dans un cercueil porté par les vagues sont le dernier recours : l’ailleurs du couple est devenu la meilleure réponse à l’oppression.
– Bien ! Je vais vous laisser à vos combats d’arrière-garde : on m’attend à la première de Twilight 3 !
– Grand bien vous fasse !
NB : Les films de Jean Rollin sont, pour certains, disponible en DVD.
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