Jean Rhys, l’écrivaine anglaise morte en 1979, revient avec un roman d’amour bouleversant publié en 1939 et magnifiquement préfacé par Fanny Ardant.
L’année s’achève, dans le jardin de la solitude, où les platanes ont quelque chose à dire encore. Dans un lieu où l’expression « sauver les fêtes de Noël » ne signifie rien puisque l’esprit d’aventure, pour tout chrétien, commence le 25 décembre. Je lis Good Morning, Midnight, de Jean Rhys, roman publié pour la première fois en 1939. Fanny Ardant m’a conseillé ce livre. Elle en parle avec passion. Elle aime son héroïne, une Anglaise qui retourne à Paris où elle a vécu un grand amour.
Elle s’appelle Sasha Jansen, la quarantaine passée, méfiante à l’égard des hommes qu’elle essaie d’attirer, redoutant des humiliations, brisée par elles, cherchant à se tuer à force de whisky et de Pernod. Comme Duras voulait tuer les souvenirs, le corps des hommes et la violence de l’écriture avec du vin rouge. Boire pour noyer la mémoire. Sasha erre dans le Paris d’avant-guerre, quartier du Montparnasse. Elle hésite à entrer dans une brasserie célèbre où l’attendent les souvenirs aiguisés comme une dague. Il y a tant de traces d’un amour défunt.
La maladie d’amour
La passion amoureuse est la grande affaire de la vie. Ce qui attire Fanny Ardant dans l’histoire de Sasha, c’est le feu qui brûle le cœur. Elle reconnaît l’odeur de la nuit de Paris, elle sait qu’on ne sait jamais où va tomber la foudre, elle sait gré à l’héroïne d’être toujours indifférente à l’échec. Elle dit : « Oui, je suis très forte, je suis forte comme les morts, mon cher, voilà comme je suis forte. » Elle est Sasha, Fanny. Elle connaît ses blessures secrètes, qui sont aussi les nôtres. Elle a glissé dans la poche de notre manteau, au vestiaire, un livre. Le lendemain, le visage en larmes, assis au Luxembourg, dans ce jardin où l’on soigne sans jamais guérir la maladie de la mort, nous le découvrons. Nous l’ouvrons, un papier en tombe, nous lisons ce qu’elle a écrit au stylo : « Un livre quand il est fini, mène sa vie propre et peut se battre seul pour survivre. »
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Jean Rhys (1890-1979) est née aux Antilles britanniques, d’un père médecin anglais et d’une mère créole – c’est-à-dire une Antillaise blanche. À seize ans, elle s’installe à Londres, suit des études d’art dramatique. C’est une jeune femme libre aux amours complexes. Elle commence à écrire après avoir quitté son mari. Elle habite alors Paris, publie son premier roman, Rive gauche (1927). Quatre livres suivront dont Bonjour minuit. Elle tourne le dos à l’écriture durant vingt ans. À la fin des années 1950, une version radiophonique de Bonjour minuit place son œuvre sous les projecteurs. Elle décide d’écrire à nouveau et connaît le succès avec La Prisonnière des Sargasses en 1966. Jean Rhys fut hantée par la beauté des souvenirs qui finissent par devenir des cauchemars.
L’oubli impossible
Fanny Ardant signe la préface à la traduction française de Bonjour minuit. Habitée par le personnage de Sasha, elle n’hésite pas à interpréter le personnage dans le court-métrage éponyme (2021) de la russo-cubaine Élisabeth Silveiro. Elle le fait gracieusement, juste pour l’émotion de se glisser dans la peau de cette ancienne chanteuse d’opéra devenue alcoolique. La femme perdue, qui fut la femme d’à côté dans le film de son futur compagnon François Truffaut, face au fragile Gérard Depardieu, lui rappelle-t-elle sa part noire, celle qui la poussa, en 1968, à se réfugier en Espagne dans un couvent ? C’est probable. Elle marche dans la nuit, porte un manteau de fourrure, on croit qu’elle est riche, un jeune homme, un gigolo, la remarque. Leurs rapports sont compliqués. Le malentendu risque d’être fatal. Le tragique n’est jamais loin. Sasha va passer sur ce garçon sa rancune contre tous les hommes. L’occasion est trop belle. La vengeance contamine le désir. Sasha, avec la diction singulière de Fanny : « On leur parle, on fait sembler de sympathiser, et puis, au moment précis où ils ne s’y attendent pas, on dit : ‘’Allez vous faire fiche !’’ » Mais le gigolo a de la ressource. Le lecteur s’en rendra compte. Et le cœur de Sasha battra la chamade.
À la fin du film de François Truffaut, « La femme d’à côté », je m’en souviens soudain, on peut lire : « Ni avec toi, ni sans toi ». La plus tragique des apories.
Jean Rhys, Bonjour minuit, préface de Fanny Ardant, Denoël.