Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, auteur de L’Avenir du père: réinventer sa place ?, les nouveaux schémas familiaux ne peuvent faire l’économie de la fonction paternelle. A l’ère de la PMA et de la GPA à l’étranger, l’inscription généalogique reste indispensable à la construction de l’enfant. Et la présence de deux hommes ne fait pas un père.
Causeur. Le père semble aujourd’hui mal en point puisqu’avec la PMA pour des couples de femmes ou des femmes seules, sa présence est réduite à un tube à essai et explicitement niée par l’idée même de deux mères. Mais, dans le fond, vous et la psychanalyse ne cherchez-vous pas simplement à défendre l’ordre ancien où le père était tout-puissant ?
Jean-Pierre Winter. Sous toutes les latitudes et bien avant l’apparition de la psychanalyse, la position du père a toujours été d’une extrême fragilité. D’abord, il n’est pas facile pour un enfant de savoir quel rôle le père a pu jouer dans sa conception, alors que la mère, elle, relève de l’évidence : on a vécu dans son ventre pendant neuf mois, on a été allaité, on la connaît par les sensations, les odeurs, le regard, la voix, les échanges gazeux et sanguins, ce qu’on appelle l’épigénétique…
Le père, lui, relève d’une élaboration intellectuelle s’appuyant sur le simple fait qu’un jour, une femme dit : « Cet homme-là, c’est ton père. » La construction du père tient donc en grande partie à la parole, parfois changeante, de la mère. Avec ces briques, l’individu se construit le père qu’il idéalise comme celui qui va le protéger, le soutenir dans la vie et lui offrir une ouverture sur l’extérieur de la relation fusionnelle avec la mère, qui est une relation de structure.
Cette fonction est-elle nécessairement assurée par un homme ?
Nécessairement. Car ce qui marque l’essentiel de la fonction du père, c’est qu’il est différent. On connaît l’argument de la psychanalyse : il est porteur du phallus – comme disait Lacan, « il n’est pas sans l’avoir », ce qui ne veut pas dire qu’il l’a. En tant que tel, il est différent de la femme qui a porté l’enfant. Ou, si l’on se réfère à Françoise Héritier, il est différent de la mère en ceci qu’il ne peut pas mettre un enfant au monde.
Deux femmes (ou deux hommes) aussi sont différentes l’une de l’autre…
Oui, mais il y a des différences essentielles et des différences inessentielles. Les différences secondaires, ce sont celles que Freud appelait les « petites différences narcissiques ». La différence entre les sexes est, elle, essentielle comme le sont la différence entre la vie et la mort ou la différence de génération.
D’accord, mais comment la définissez-vous ? Qu’est-ce qui vous permet de dire que je suis une femme ?
Ce n’est pas parce que la différence entre les hommes et les femmes est subtile et indéfinissable qu’elle n’existe pas. C’est exactement comme avec les juifs : ils sont absolument comme tout le monde, ils n’ont ni plus ni moins de QI ou d’argent que tout le monde… Comme on le dit dans Le Marchand de Venise de Shakespeare : ce sont des hommes comme les autres. Mais leur différence, bien qu’insaisissable, existe quand même.
Elle est un peu moins évidente, non ? Quoi qu’il en soit, il y a aujourd’hui une réclamation d’identité sexuelle plus flexible, notamment à travers la normalisation de la transsexualité.
Même si je ne suis pas un partisan de la rigidité identitaire avec les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, reste un socle qui fait que les hommes ne peuvent pas mettre au monde des enfants.
C’est un socle biologique, mais de moins en moins symbolique dès lors que deux hommes peuvent désormais se définir comme les deux pères d’un enfant. Il est vrai que la mère porteuse introduit la présence d’une femme…
La mère porteuse introduit la présence d’une femme, mais cette femme décide de ne pas être une mère, donc elle met en question le statut de mère. Cela pose des questions juridiques, morales et psychologiques. Quant aux couples homosexuels masculins, la présence de deux hommes ne fait pas un père. La configuration actuelle en Occident correspond à un équilibre qui s’est établi avec la fin idéologique du patriarcat. C’est une conquête légitime. Mais puisque le père ne s’affirme pas par son pouvoir patriarcal, que lui reste-t-il ? Va-t-on le jeter avec l’eau du bain sous prétexte qu’il n’a plus le pouvoir de vie et de mort sur ses enfants, ni d’autorité sur sa femme ?
Cela signifie-t-il que, plus que la biologie, ce sont l’amour et la transmission qui font le père ?
La psychanalyse ne prétend pas qu’un enfant se construit uniquement grâce à l’amour et à l’éducation, aussi indispensables soient-ils. Il y a des choses très importantes de l’ordre du symbolique : la généalogie, l’appartenance à une histoire, les secrets de famille… Des gens qui ont élevé leur enfant avec amour et qui l’ont bien éduqué peuvent se retrouver avec des ados délinquants. Freud disait : « Faites comme vous voudrez, de toute façon, ce sera mal. » Pourquoi ? Parce qu’il se joue dans l’élaboration du psychisme des choses qui n’ont rien à voir avec l’amour reçu ou l’éducation dont on a bénéficié.
Votre discours se réfère à un âge dépassé de la famille. Que dites-vous aux couples de pères ou de mères ?
Je ne me soucie que très peu de savoir comment est construite la famille, du moment que l’enfant peut identifier quelle place est la sienne dans le cours de son histoire. Je cite souvent cette phrase de Pierre Legendre : « L’homme est un animal généalogique. » Pour se construire, il a besoin d’une armature. Inversement, les sujets qui ne savent rien de leur généalogie angoissent à force d’être constamment ramenés en arrière vers leurs origines. Les trous dans leur passé les empêchent de se projeter vers l’avenir. Ce que je voudrais dire aux couples homosexuels, c’est que le « papa » n’est pas le « père ». On peut avoir deux papas si on pense que l’essentiel dans l’évolution d’un enfant est l’amour et l’éducation. Mais le père relève de la généalogie. Ce sont les histoires des enfants adoptés qui nous l’enseignent : l’expérience montre qu’il est très difficile, souvent, d’adopter une généalogie qui soit seulement juridique. L’enfant adopté ne parvient pas toujours à adopter une histoire qu’il ressent comme n’étant pas la sienne.
L’adoption n’en institue pas moins un père.
Le père est celui que la mère a dans la tête au moment où elle tombe enceinte. Ça peut être le compagnon qu’elle a choisi, son meilleur ami, un frère ou son père… Cet homme-là a un statut très particulier. La succession des pères se cristallise à un moment donné sur un homme particulier qui a été reconnu par une femme comme étant celui avec qui elle veut faire des enfants. Et ça n’a rien à voir avec le « papa » de tous les jours.
C’est souvent le même !
Certes, mais le papa est affectif, c’est celui qui nourrit ou câline. C’est pourquoi je m’offusque quand j’entends des hommes de 60 ans, à la télé ou à la radio, qui parlent de leur « papa » ! Mais quand on demande à quelqu’un : « En quoi ton père a-t-il été un père pour toi ? » Je n’ai jamais comme réponse : « Parce que c’est lui qui me changeait mes couches ! »
Je n’exclus pas qu’on puisse l’entendre dans vingt ans…
On verra. En attendant, la reconnaissance du père joue sur une parole, un regard, un geste de père. Je donne comme exemple de cas clinique ce syndicaliste qui a un père, mais pas de papa. Il a un père, parce que sa mère est liée à l’homme avec lequel elle l’a conçu par un serment de silence qu’elle tient à son corps défendant. On peut imaginer ce que ça lui a coûté de ne pas révéler le nom du père. Mais par le respect de ce serment, elle accorde une place au père qui, du coup, n’est plus un simple géniteur. Toute la question qui se pose aujourd’hui est de savoir quelle place il reste pour le père dans le discours courant. C’est la raison pour laquelle j’avais proposé aux commissions du Sénat et de l’Assemblée nationale qu’on écrive sur le registre d’état civil : « Cet enfant a eu un père. » Un père peut-être inconnu, réfuté dans sa fonction éducative, mais il a existé. En n’écrivant pas que chaque enfant a eu un père, la loi de la collectivité fait disparaître le père que beaucoup, individuellement, voudraient inconsciemment voir disparaître. Il n’est pas réel que deux femmes peuvent faire un enfant toutes seules !
Prenons l’exemple de Marc-Olivier Fogiel qui raconte son expérience dans un livre – et dans l’entretien avec Causeur. Lui et son mari ont eu recours deux fois à la GPA avec la même donneuse et la même mère porteuse. Donc, leurs filles sont biologiquement sœurs par leur mère, mais chacune d’elle a un père, qu’elle appelle « papa ».
Je remarque que les deux « pères » tiennent malgré tout à la biologie. Même des sociologues pro-GPA reconnaissent l’importance de la transmission d’une partie du patrimoine génétique. Mais pourquoi une partie et pas la totalité ? De deux choses l’une : ou bien la paternité relève d’une construction culturelle et intentionnelle, et alors, on se moque de savoir qui est le géniteur, ou bien elle passe par la généalogie qui est à la fois réelle, symbolique et fantasmatique.
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Il y a des gens qui recourent à l’adoption, parce qu’ils n’ont pas réussi à faire d’enfants !
Les gens qui recourent à l’adoption ne se soucient pas d’avoir une transmission génétique. Ils ne prétendent pas que l’enfant n’a pas été conçu par un homme et une femme. Ils l’adoptent. Le mot dit bien ce qu’il veut dire.
Est-ce problématique qu’un enfant croie à tort être le fils du mari de sa mère, comme beaucoup d’enfants illégitimes au cours des siècles ?
C’est la source de la plupart des névroses obsessionnelles. Balzac a écrit un merveilleux roman sur ce thème : L’Enfant maudit. Pour des raisons sociales, la mère ne dit pas avec qui elle a conçu l’enfant. Mais l’enfant est référé à cet homme-là, et on s’étonne : « Il n’a rien retenu du caractère de son père, mais par contre, qu’est-ce qu’il ressemble au cousin untel qui, comme lui, était poète et musicien ! »
Vous parlez de la place du père, mais dans l’affaire du couple d’hommes, il y a surtout un problème de mère !
Aujourd’hui, la mère est diffractée entre la mère d’intention, la mère génétique et la mère porteuse. On finit par ne plus savoir laquelle des trois doit être désignée comme la mère légale. Des pays comme la France considèrent que la mère est celle qui accouche de l’enfant, donc éventuellement la mère porteuse. Mais on n’a pas le droit d’y recourir en France, ce qui pose le problème de l’inscription de l’enfant à l’état civil.
Dans d’autres pays, c’est la mère d’intention qui l’emporte. La génétique n’a alors plus rien à faire dans l’affaire, puisque la mère d’intention n’a ni donné l’ovule ni porté l’enfant. C’est le seul vouloir qui compte. Sauf que la volonté est fragile. On peut vouloir, puis ne plus vouloir, se séparer…
Donc, d’un point de vue concret, la PMA, qui pourrait être ouverte aux couples de femmes et aux femmes seules, est plus problématique que la GPA, qui n’élimine pas complètement l’autre sexe…
Peut-être, mais ça pose quand même un problème. Vous avez peut-être vu ce reportage d’« Envoyé spécial » sur la GPA : en s’appuyant sur de la psychanalyse de bazar, on nous dit que l’important, c’est que l’enfant connaisse son histoire, donc qu’on lui raconte la vérité de cette histoire. C’est une croyance en la vérité complètement fantasmatique : comme disait Lacan, « La vérité […] elle ne peut que se mi-dire » – on ne peut pas toute la dire. Dans ce reportage, on entend que les « parents » d’un enfant lui racontent les circonstances dans lesquelles il a été conçu et mis au monde mais, dans le même temps, ils mentent à tout leur entourage.
Mais des enfants sans père ou sans mère, la vie s’est chargée d’en faire depuis l’Antiquité. Faudrait-il accepter l’homo-éducation, mais refuser l’homoparentalité ?
Oui. De fait, les enfants naissent aujourd’hui dans ces conditions-là, mais il y a des moyens de parer en partie à des effacements, notamment du père, en inscrivant les choses. Autrefois, beaucoup d’enfants à qui on a menti sur les conditions de leur naissance découvraient la vérité en ouvrant leur livret de famille à 16 ou 18 ans, ou en tombant sur une lettre de leur grand-mère. Il y avait une trace écrite d’une importance particulière, un écrit qui ne relève pas d’une volonté d’effacer des parents qui prennent en charge l’enfant.
La possibilité pour n’importe quel enfant, s’il le veut, d’avoir une trace du fait qu’il y a eu un homme est essentielle. Même si cet homme n’a fait que donner son spermatozoïde à la « banque du sperme », il n’est pas innocent des conséquences de son acte. Et puis, derrière tout ça, il y a une grosse affaire de sous… Marc-Olivier Fogiel est très sympathique, mais il a raconté qu’il avait dû débourser la bagatelle de 150 000 euros pour avoir ses filles ! Ce n’est pas à la portée de n’importe qui, mais surtout cela ouvre à un « marché des enfants » pour les couples hétérosexuels comme pour les couples homosexuels. C’est le propre du capitalisme de vouloir tout monnayer pour contourner notre condition humaine sexuée.
Aux États-Unis, un couple hétérosexuel qui recourt à la fécondation in vitro (FIV) doit payer aussi. Mais passons. Êtes-vous favorable à la suppression de l’anonymat des donneurs ?
Totalement. Les LGBT sont vent debout contre, mais la tendance occidentale est à la levée possible – et encadrée – de l’anonymat.
Si les LGBT tiennent mordicus à l’anonymat des donneurs, c’est que certains veulent bien donner leur sperme à condition de ne pas être pères !
C’est pour ça que je souhaite une levée encadrée. On tombe là dans une contradiction de la loi française. Une femme peut très bien faire un enfant dans le dos d’un homme qui n’en peut mais, et qui, au prétexte qu’il a été le géniteur involontaire, devra se reconnaître devant la loi comme père. La loi autorise la femme à désigner le père, voire à demander une pension alimentaire rétroactive !
C’est la conséquence de la différence des sexes…
Non, c’est la conséquence d’une contradiction dans les termes actuels : on ne sait pas si un père, c’est seulement une organisation intellectuelle et mentale ou si ça a partie liée avec le géniteur. La loi joue sur tous les tableaux et entretient un flou artistique qui est très préoccupant, en même temps qu’injuste.
Les normes anthropologiques peuvent changer. Le véritable bouleversement, aujourd’hui, ne tient-il pas plutôt à la diffraction de la mère que vous avez évoquée ? Des gens qui ne savent pas qui est leur père, ça a toujours existé…
L’inverse a existé aussi, avec les histoires de nourrice. Quand je dis que la mère est connue par les sens, ce n’est pas pour faire du biologisme ou du naturalisme, c’est parce que dans le psychisme de l’enfant, la mère résonne comme ça. Il y a un premier temps où la mère et l’enfant se confondent, l’enfant, c’est « moi – ma mère », « moi – le sein », il ne fait pas la différence, et puis, petit à petit, il se sépare d’elle. Cette séparation va lui permettre de reconnaître dans cette femme qui l’a mis au monde non plus simplement une mère, mais une femme, ça peut prendre du temps, quelquefois l’opération ne réussit pas. Mais il se sépare d’elle parce que c’est vital pour lui, comme il est vital pour elle de se séparer de l’enfant. Et puis, il a remarqué que cette femme ne s’intéresse pas qu’à lui, du coup ce qui intéresse cette femme l’intéresse. On me dira que la mère peut être intéressée par une autre femme qui occupe la fonction paternelle. Mais si la loi autorise les femmes seules à faire cet enfant, elles seront bien plus nombreuses que les femmes en couple et on aura permis la multiplication de familles monoparentales sans père. Qui, selon ce raisonnement, fera « le tiers » dans ce cas ? N’importe quel homme ! dit-on. Sauf que n’importe quel homme, ce n’est pas la même chose qu’un tiers à la maison sans lequel je ne serais pas venu au monde. Ce qui intéresse l’enfant, c’est le récit qui ne dément pas le réel au quotidien.
D’accord, mais les techniques de procréation artificielle sont ouvertes aux femmes seules depuis longtemps.
C’est une erreur qui a des causes historiques. Pendant les deux guerres mondiales, les hommes étant partis à la guerre sans toujours revenir, il fallait bien faire des enfants quand même pour faire marcher la machine industrielle. On a donc permis à des femmes hétérosexuelles, ou qui se déclaraient telles, d’avoir recours à l’insémination artificielle. On n’en a pas fait un idéal pour autant, parce qu’on a vu le résultat sur les divans des psychanalystes ou dans les bureaux des psychiatres, avec parfois des enfants complètement paumés. Et aujourd’hui, pour rétablir l’égalité, on établirait l’égalité des malheurs ! Ce qui a été accordé aux femmes à la suite des déséquilibres démographiques nés de situations accidentelles ne doit pas mécaniquement devenir une règle générale applicable à toute personne qui décide de faire seule un enfant. Mais il est vrai que la loi l’y autorise.
Je ne vois pas comment on refuserait à une femme homosexuelle ce qu’on accorde à une femme hétérosexuelle.
En tout cas, cela ne nous exonère pas de la construction du père. Le petit construit d’abord son père en l’idéalisant. Et puis comme le dit Lacan, à un moment donné, tout le monde s’aperçoit que son père est un pauvre type, un clown, un type pas à la hauteur de l’image qu’on s’est faite de lui : on va donc être obligé de l’affronter ! Cet affrontement est important parce qu’il nous fait découvrir les difficultés de la vie. Le père n’est pas seulement le tiers qui sépare la mère et l’enfant. Il permet aussi de créer une situation intermédiaire entre l’homme et la loi, évitant à l’enfant d’être écrasé par la loi ou, si on est religieux, par Dieu. En somme, de ne pas être écrasé par l’ensemble du système symbolique.
Au fond, toute votre théorie du père repose sur l’idée que l’homme est un animal généalogique. Mais quelque chose du monde biblique et de la différence des sexes est malgré tout en train de se finir. La technologie venant au secours de l’anthropologie, ne cesserons-nous pas d’être des « animaux généalogiques » ?
Dans animal généalogique, il y a « animal » et « généalogique ». Si vous prenez un veau, il peut savoir qui est sa mère : c’est celle qui l’a mis au monde et qu’il tête. Mais il se fiche de savoir qui est son père. Surtout, on n’a jamais vu, de mémoire de vétérinaire, un veau se préoccuper de savoir qui était sa grand-mère ! Or, j’y suis particulièrement sensible à cause de la Shoah, quand un être humain ne peut pas remonter plus loin que la génération de ses parents, il est amputé de quelque chose et cela atteint ses facultés de mémoire. Un enfant de cinq ans qui peut nommer avec précision son père, sa mère, son grand-père, sa grand-mère, ses oncles et tantes a beaucoup moins de difficultés à se laisser enseigner qu’un enfant qui vit dans un flou total à ce sujet-là. C’est un fait d’expérience clinique. La Bible n’a rien à voir là-dedans : il en va de même dans la quasi-totalité des civilisations qu’elles soient indiennes, chinoises, japonaises, etc. Il serait efficace de sortir de nos obsessions ethnocentristes. Contrairement à ce que vous semblez croire, les ethnobiologies peuvent être au service des mythes religieux. Qu’une femme puisse faire un enfant en étant bréhaigne (stérile) ou vierge, n’est-ce pas un fantasme religieux ?
Dans la Bible, et sans doute dans d’autres cultures, l’histoire humaine naît de la Chute, donc de la différence des sexes… Quoi qu’il en soit, ce qui est étrange à notre époque, c’est que la fonction parentale soit tellement désirée !
Nul ne sait de quoi est fait le désir d’enfants. On est tous divisés entre le fini de la vie qu’on mène et l’infini de la vie depuis son commencement. En termes médicaux, on évolue entre germen et soma. Le soma, c’est qu’on est des cadavres ambulants, on sait qu’on va crever ; et puis en nous, il y a quelque chose qui nous pousse à la reproduction, qu’on le fasse ou pas. Dans la Bible, on voit bien que, dès l’origine, la question de la stérilité des femmes est posée. La stérilité des femmes signifie en nous la possibilité et la liberté de ne pas faire d’enfants. C’est pourquoi je m’interroge beaucoup sur cette volonté subite des homosexuels de faire des enfants alors qu’ils étaient ceux qui avaient la liberté de ne pas en faire.
Oui, les homos ont maintenant une vision bourgeoise et individualiste du bonheur…
Ils sont très familialistes. Alors que moi, comme psychanalyste, la famille, je ne m’en préoccupe guère ! La généalogie, ce n’est pas la famille. « Tu honoreras ton père et ta mère » signifie littéralement « Tu prendras lourdement conscience du fait que tu as un père et une mère » dans un milieu lourdement polygame !!! Mon livre de chevet après Mai 68, c’était Mort de la famille, de David Cooper, pas le catéchisme !
Finalement, quel est le rôle spécifique du père dans la transmission ?
Par son existence même, c’est la transmission de la généalogie, c’est celui qui assure la pérennité du passé, du présent et du futur par sa voix qui transmet la Voix qui lui vient du plus lointain passé et qui est ce qu’il a reçu, à son insu, des pères. On reçoit essentiellement des choses dont on ne veut pas. Le problème de la Manif pour tous, comme celui de ses adversaires, c’est qu’ils pensent tous à l’échelle d’une seule génération : « un papa, une maman, un enfant » ou « un papa, un papa, un enfant ». Or, nombre de symptômes montrent que ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Jean-Pierre Winter L’avenir du père – Réinventer sa place ? Albin Michel, janvier 2019