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«Les talibans veulent régner et demeurer pour toujours»

Entretien avec le reporter de guerre Jean-Pierre Perrin


«Les talibans veulent régner et demeurer pour toujours»
Jeunes Afghans, près de Salar, 30 km au sud de Kaboul, octobre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA

Actuellement, on ne sait pas si l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde. Mais une chose est sûre, l’Afghanistan des talibans – mal voire pas du tout administré – ne sera jamais l’organisée République islamique d’Iran…


Ancien correspondant de guerre pour Libération, Jean-Pierre Perrin est l’auteur de Kaboul, l’humiliante défaite (Éditions des Équateurs, 2022). Pour Causeur, il analyse la situation afghane six mois après la prise de Kaboul.

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Causeur. Une délégation de talibans vient de se rendre en Norvège. Est-ce un début de reconnaissance internationale ?

Jean-Pierre Perrin. Non, je ne dirais pas ça. La communauté internationale, comme on dit, veut aider les Afghans à affronter la famine. Dès lors, elle traite avec la puissance qui domine le pays. Pour autant, je ne vois pas de reconnaissance. Depuis leur prise pouvoir en août 2021, les talibans n’ont marqué aucun point. Contrairement à il y a vingt ans, aucun pays ne les a reconnus. Entre 1996 et 2001, ils avaient été reconnus par le Pakistan, par l’Arabie Saoudite et par les Émirats Arabes Unis. Aujourd’hui, même le Pakistan ne les a pas reconnus et ne le fera sans doute pas le premier. La Chine, qui leur avait déroulés le tapis rouge avant leur arrivée au pouvoir, semble avoir pris ses distances. Sans doute n’a-t-elle pas obtenu de garanties en ce qui concerne la neutralité des talibans envers les Ouïghours, notamment. Quant aux Russes, ils sont dans une situation très attentiste, ils ne parlent pas beaucoup des talibans. Sur le plan diplomatique, les talibans n’ont donc pas réussi à progresser. Mis à part au Pakistan, toutes les ambassades afghanes du monde sont désertes ou tenues par des fonctionnaires de l’ancien gouvernement.

Le journaliste Jean-Pierre Perrin D.R.

Toujours est-il que les talibans ont chassé les Américains de cette partie du monde…

Oui et c’est une victoire importante. L’Occident, les États-Unis mais aussi l’Otan, sortent humiliés de cette défaite avec des effets importants à moyen terme. L‘armée la mieux équipée du monde, la mieux entraînée (et bénéficiant de la supériorité numérique) a été paralysée. Les frontières du monde occidental ont reculé jusqu’aux rivages du Golfe.

Les Américains ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est une zone blanche sur la carte du renseignement

Quand en 2001 les États-Unis sont intervenus, juste après le 11 septembre 2001, ils avaient pourtant tous les atouts dans leur main. La Russie avait donné son accord, la Chine n’y voyait pas d’inconvénients, toute l’Amérique du Sud avait donné son feu vert, et même Jean-Paul II avait admis que les États-Unis avaient le droit de se défendre, une façon de bénir leur intervention. On avait un consensus international sans équivalent. Tout cela a été dilapidé uniquement à cause des mauvaises décisions stratégiques des États-Unis. À présent, les Iraniens sont satisfaits de ne plus avoir d’Américains à leur frontière. Les Russes aiment tout ce qui affaiblit les États-Unis et prennent leur revanche sur la défaite de l’armée soviétique en 1989 dans ce même pays. La Chine, dans sa stratégie des nouvelles routes de la soie y voit aussi un nouveau débouché. Pour autant, est-ce que cela conforte la position diplomatique des talibans ? À ce jour, non.

Qu’en est-il de la situation actuelle sur place ?

La famine écrase tout. Elle concerne les 34 provinces afghanes, ce qui est sans précédent. Elle est provoquée à la fois par la sécheresse – qui est la deuxième en quatre ans-, par le fait que l’aide humanitaire soit en grande partie arrêtée et par l’incapacité des talibans à administrer le pays. L’armée afghane a disparu. Les officiers sont en fuite, les soldats sont rentrés chez eux, certains ont été arrêtés ou tués. Et jusqu’à présent, les talibans n’ont pas élargi leurs rangs aux professionnels de l’ancienne armée régulière. Plutôt que d’armée talibane, il faut d’ailleurs parler de fronts. À l’ouest, au sud et à l’est. Trois fronts qui correspondent à ce qui existait jusqu’au 15 août dernier. La famine masque les divisions internes aux talibans. Ceux de Kandahar, issus de la branche historique du mouvement, ont des divergences avec les réseaux Haqqani, présents dans tout l’est du pays.  Ces derniers contrôlent le ministère de l’Intérieur et ont plusieurs ministres dans le gouvernement – bien que les talibans récusent le terme de ministre. Comme ils portent tous le nom de Haqqani, ils sont faciles à reconnaître. C’est ce clan qui contrôle largement Kaboul, l’est du pays, et qui est lié aux trafiquants de drogue. Il a aussi des relations étroites avec les services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence (ISI) et Al-Qaida.

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Justement, l’Afghanistan est-il devenu une base d’Al-Qaida ?

Al-Qaida est présent mais reste pour l’instant invisible, ceci parce qu’il n’y a plus du tout de services secrets compétents au sol pour dire ce qu’il en est. Dès l’année 2001, les services secrets occidentaux n’étaient pas en prise avec la réalité. Et les Américains, aujourd’hui, ne peuvent plus compter sur le Pakistan. L’Afghanistan est donc une zone blanche sur la carte du renseignement. Du temps de l’invasion soviétique, les Américains pouvaient encore compter sur les mouvements de la résistance pour les informer, s’informer directement sur le terrain, voire voyager avec eux. Lors de la première arrivée des talibans au pouvoir, il y avait des foyers de résistance. Un peu avant son assassinat, le commandant Massoud, par exemple, était assez lié à la CIA pour des raisons stratégiques. Aujourd’hui, il n’y a plus personne, plus d’ambassade, plus de groupes hostiles aux talibans. Il ne reste que le Tadjikistan aux Américains pour se renseigner. En dépit d’une frontière d’un peu plus de mille kilomètres, c’est assez léger. On ne sait donc pas ce qui se passe en Afghanistan sur le plan des divisions internes du pouvoir et des réseaux d’Al-Qaida. Les reportages sur la famine ne nous apprennent rien sur ce que fabrique Al-Qaida à la frontière afghano-pakistanaise. En ce moment, l’État islamique ne fait plus d’attentats, sans doute est-il affaibli. Mis à part l’État islamique, est-ce que l’Afghanistan va servir de terrain à tous les groupes islamistes du monde ? Pour le moment, on n’a pas la réponse, seul un travail des services secrets pourrait nous permettre de le savoir. La seule certitude, c’est que le pays ne fonctionne plus. Car les talibans n’avaient aucune préparation pour administrer le pays, ni même peut-être la volonté.

Qu’entendez-vous par là ?

D’une certaine façon, ils pensent peut-être que gouverner n’est pas vraiment leur problème. Déjà, lors des négociations se déroulant à Doha, le responsable qatari des négociations m’avait dit lors de son passage à Paris que si les talibans avaient un peu changé, ils ne savaient toujours pas ce qu’était d’administrer un pays. « Je me fais du souci. Quand ils vont arriver au pouvoir, comment vont-ils s’y prendre ? Ils n’ont aucune idée sur cette question », avait-il ajouté. On a une direction talibane dont tous les membres, au-delà de leurs divisions, ont tous reçu le même enseignement, ont tous été dans les mêmes écoles religieuses pakistanaises. Tous sont des experts en droit islamique, ils connaissent parfaitement la charia mais ils n’ont pas d’expérience. Ils n’ont aucune notion d’économie. Il y a d’ailleurs des divergences entre ceux qui ont participé aux négociations de Doha et qui ont donc vu un peu l’extérieur, à savoir le Qatar et le Pakistan – voire Guantánamo – et les autres, qui ne sont jamais sortis de leur montagne.

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Avant d’arriver au pouvoir, ils avaient pourtant clamé à tout va avoir changé…

Ils ont changé dans le sens où ils sont devenus des talibans 2.0. Pendant qu’ils gagnaient la guerre, ils annonçaient en temps réel sur Twitter leurs opérations et avaient toujours un coup d’avance sur le gouvernement. Mais concernant leur façon de gouverner, leur méthode n’a pas beaucoup changé. De 1996 à 2001, on voyait des ministres talibans aller faire la guerre pendant quelques mois puis revenir. Ils étaient en mouvement perpétuel. Maintenant la guerre est terminée, ils restent donc dans leurs ministères mais la désorganisation est telle que rien ne marche. L’administration étant déjà faible en Afghanistan, les talibans y rajoutent la désorganisation. Il faut bien comprendre que l’Afghanistan des talibans ne sera jamais la République islamique d’Iran. Quand les islamistes ont pris le pouvoir en Iran, le pays n’a pas cessé de fonctionner et on n’a vu quasiment aucun pillage. Là, ce n’est pas du tout le même cas de figure. On a un pays qui fonctionnait déjà très mal et qui s’est ensuite complètement mis à l’arrêt. La République islamique d’Iran, pour rester sur cet exemple, a très vite organisé des élections pour valider son régime. Elle a organisé un référendum pour demander aux gens s’ils voulaient une République islamique et les gens ont dit oui. Elle avait un chef charismatique, l’ayatollah Khomeini. Ceci est une grande différence. Le vrai chef charismatique des talibans, c’était le mollah Omar, le fondateur. Une sorte de mahdi, d’envoyé de Dieu. Personne ne saurait discuter de ce qu’il décidait, il était le seul maître à bord. Actuellement le chef des talibans s’appelle Haibatullah Akhundzadeh, il vit à Kanhadar. Non seulement, il ne s’exprime jamais mais on le voit pas. On a même dit à un moment qu’il était mort, avant qu’il finisse par réapparaître fugitivement. On ne sait absolument pas ce qu’il fait, ni ce qu’il pense, d’où cette impression de bateau à la dérive.

Un garçon réalise une corvée sur les hauteurs de Kaboul, Afghanistan, 11 septembre 2021 © Felipe Dana/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22604569_000002

N’est-ce pas lié au fait que l’Afghanistan reste un pays très rural et tribal, difficile à gouverner ?

Les villes ont pris beaucoup d’importance, ces vingt dernières années. Auparavant, Kaboul avait la taille et les infrastructures d’une ville de province tandis qu’aujourd’hui, elle fait six millions d’habitants. Hérat, Mazar-e-Charif et Kandahar ont également des populations importantes. Si le pays reste globalement rural, la population des villes constitue aujourd’hui aux alentours d’un tiers de la population totale. L’exode rural a été phénoménal. Cependant, les talibans veulent régner comme à l’époque de Mahomet. S’ils ont mécontenté leur protecteur pakistanais, ainsi que les Iraniens, les Russes et les Chinois, c’est parce qu’ils n’ont accepté aucune concession, comme par exemple des femmes dans leur gouvernement ou des représentants des minorités, ce qu’on a appelé un gouvernement inclusif. Les pressions ne marchent pas sur les talibans. Ils ont une volonté de faire ce qu’ils ont décidé : un émirat islamique, respectant les règles en vigueur à l’époque de Mahomet et des quatre premiers califes. Hormis internet et l’électricité, le temps n’est pas passé pour eux et ils ne sortent pas de ce schéma. Les talibans récusent donc toute forme d’élections quelles qu’elles soient. On a un émir, des chefs divers et un conseil, comme du temps de Mahomet, ce qui n’a rien à voir avec la République islamique d’Iran dont la Constitution prévoit des élections à des dates régulières.

Que reste-t-il de l’opposition ?

On ne sent aucune unité. Dans le Panchir, bastion historique de résistance face aux soviétiques puis face aux talibans, la résistance s’est effondrée au bout de deux, trois jours. Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud, est toujours au Tadjikistan, où s’est réfugié ce qu’il reste des forces anti-talibanes. Le Tadjikistan est le seul pays de la région à tenir une ligne très anti-talibane. Les frontières sont renforcées et l’opposition afghane bénéficie de quelques infrastructures. Les Indiens – qui sont très inquiets de la prise de l’Afghanistan par les talibans – y ont développé une sorte de « station d’écoute » mais les possibilités d’actions sont limitées. L’Iran vient d’organiser une réunion sur trois rencontres, passée à peu près inaperçue en Europe, entre Ahmad Massoud et le ministre taliban des Affaires Étrangères. Ce dernier a dit à Ahmad Massoud qu’il serait très bien accueilli s’il venait à Kaboul. Massoud a posé trois conditions : que le gouvernement organise des élections, que ce soit un gouvernement de coalition et que la situation des femmes change. Le ministre taliban a refusé et est reparti furieux. On m’a dit que quand il est revenu à Kaboul, il a même prétendu qu’il n’y avait jamais eu de rencontre avec Massoud. En revanche, on peut s’interroger sur les divisions des talibans, qui sont profondes. Qu’elles soient tribales, régionales, ou qu’elles portent sur la proximité avec Al-Qaida, on peut se demander si elles ne vont pas entraîner des affrontements à moyen ou long terme.

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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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