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Jean-Pierre Obin, le lanceur d’alerte

Grand entretien avec Jean-Pierre Obin*


Jean-Pierre Obin, le lanceur d’alerte
Jean-Pierre Obin. © Hannah Assouline

Il y a vingt ans, l’inspecteur général mettait les pieds dans le plat en rédigeant un rapport sur les signes religieux à l’école. Depuis, la tendance s’est accentuée, les violences ont explosé, et une nouvelle génération de profs conteste à son tour la laïcité.


* Jean-Pierre Obin a été inspecteur général de l’Éducation nationale et professeur des universités associé. Il est l’auteur de plusieurs rapports ministériels dont le fameux « rapport Obin » de 2004 sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires », ainsi que de nombreux ouvrages dont Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (Hermann 2020, Prix Jean-Zay) et Les profs ont peur (L’Observatoire, 2023).

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Causeur. Que vous inspirent le meurtre de Shemseddine à Viry-Châtillon et le passage à tabac de Samara à Montpellier ?

Jean-Pierre Obin. D’abord, j’observe qu’on est passé des insultes et bagarres aux meurtres ou tentatives de meurtre, encouragées sur les réseaux sociaux. Nous avons tous peur pour nos enfants et petits-enfants. Ensuite, cette violence trouve fréquemment une justification dans les préceptes religieux, les coutumes communautaires. Entre Samara et sa copine, il y avait une sombre affaire de jalousie, teintée d’un aspect religieux. Contrairement à Samara, la copine ne pouvait pas s’habiller à l’européenne et se maquiller. Certes, il n’y a pas que dans la tradition musulmane que les frères se prennent pour les gardiens de la vertu des sœurs. Reste que la religion musulmane, dans ses composantes les plus radicales, devient un paramètre important de la vie des jeunes dans les quartiers.

Il y a vingt ans paraissait votre rapport sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires ». Qu’est-ce qui a changé en vingt ans ?

Outre le niveau de violence, la jeunesse des agresseurs, souvent âgés de 15 ans ou moins. On sort des couteaux, on se met à dix sur un, on laisse pour mort, on tue. Cela n’existait pas en 2004. En revanche, on observait déjà le contrôle de la sexualité des filles par les garçons, singulièrement par les frères.

Le phénomène s’est structuré. Aujourd’hui il y a, en particulier sur TikTok, une offensive délibérée contre l’École.

La propagande islamiste est passée de l’âge des cassettes audio et des opuscules de prédicateurs mal traduits de l’arabe à celui des réseaux sociaux où les influenceurs ont le même âge et les mêmes codes langagiers et culturels que les jeunes qu’ils ciblent. Cette propagande endogène est bien plus efficace.

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A-t-on des raisons d’espérer ? La reconquête a-t-elle commencé ?

Certains ministres, Jean-Michel Blanquer et Gabriel Attal, ont nommé l’islamisme, reconnu sa pénétration dans l’École et proposé des pistes d’action pour l’enrayer. Avec parfois un succès mitigé. Je pense à cette cellule de contre-propagande créée au sein du CIPDR (comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation). Elle a dû être fermée. Je crois que ses membres avaient été sérieusement menacés, mais cela s’est réglé de manière obscure. En revanche, l’interdiction de l’abaya, qu’on attendait depuis longtemps, est une réussite.

Comme vous le suggériez, Jean-Michel Blanquer a instauré des formations à la laïcité pour les personnels de l’Éducation nationale. Qu’en est-il advenu ?

Ce qui a marché, c’est la formation des formateurs. En deux ans, grâce notamment à Pierre-Henri Tavoillot, plus d’un millier ont été formés dans des universités. Mais leur mobilisation pour former les personnels a été inégale d’une académie à l’autre. Certains recteurs ont traîné les pieds, en attendant, disait l’un d’eux, le prochain ministre. Et cela a été Pap Ndiaye, qui a superbement ignoré ce projet. Certaines formations se sont arrêtées. Puis Gabriel Attal les a relancées et a secoué les recteurs pour qu’ils le fassent. Le Conseil des sages de la laïcité a été pérennisé. Aujourd’hui, plus de la moitié des enseignants ont bénéficié de trois jours de formation. Cependant, soyons réalistes, beaucoup de jeunes profs ne comprennent toujours rien à la laïcité.

Parlons-en du Conseil des sages ! Un de ses membres, Alain Policar a dénoncé la loi de 2004 sur RFI…

Pap Ndiaye a essayé de détourner ce Conseil vers l’antiracisme, parce que la laïcité, disons qu’il ne connaissait pas bien. Finalement Dominique Schnapper est restée présidente, Alain Seksig, secrétaire général, et on n’entend plus Alain Policar.

Très critiquée par de nombreux professeurs, dénoncée par les Insoumis, la grande loi de 2004 est devenue le symbole de l’islamophobie française. Faut-il la renforcer ?

Cette loi est très claire. Sauf à l’étendre à l’université, voire, comme le réclame le RN, à l’ensemble de l’espace public, je ne vois pas comment on la renforcerait. L’important, c’est qu’à l’école, elle soit appliquée d’une main qui ne tremble pas. Cela a été rappelé aux recteurs. Dans certains établissements, on l’a vu au lycée Maurice-Ravel, cela demande un certain courage. Il ne faut pas seulement transmettre la laïcité aux personnels éducatifs, mais aussi leur apprendre à traiter les incidents dans leur classe ou leur établissement.

Certains établissements proposent même aux professeurs des cours d’autodéfense !

Oui…

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En 2002, Les Territoires perdus de la République s’était heurté à un déni militant. Depuis, a-t-on au moins ouvert les yeux ?

Oui et non. Après deux profs assassinés au nom de l’idéologie islamiste, il est difficile de nier complètement la pénétration islamiste de l’École et l’existence du « pas de vague ». Mais à gauche, si on condamne le terrorisme – on ne peut pas faire autrement –, on préfère faire l’impasse sur l’idéologie qui le légitime. Comme le dit Hugo Micheron, l’oubli succède vite à la colère. Quant aux professeurs que j’ai interrogés, ils expriment une forme de prudence – « je n’ai pas envie qu’on m’oblige à rendre hommage à Samuel Paty, parce que je ne sais pas faire, et que j’ai peur d’un incident ». Ce n’est pas un déni, c’est un refus. C’est très triste.

On a fait des lois, des proclamations, des marches blanches, on a édicté des chartes, nommé des référents. Et pourtant, on ne cesse de perdre du terrain.

Pas uniquement. La prise de conscience du danger islamiste est de plus en plus vive dans la société française et dans la classe politique, à l’exception de LFI et d’une partie des écolos.

Et de pas mal de professeurs !

Oui, car les professeurs votent en majorité pour LFI et les écolos, mais ils ne sont pas représentatifs de la société française. Ni même de toute la gauche : il y a une gauche républicaine qui rassemble le PC, le PRG, la Convention de Bernard Cazeneuve et une partie du PS. Jérôme Guedj semble désormais très solide sur ses positions laïques.

Depuis que la Nupes a explosé !

Mais elle a explosé sur ces sujets ! Je reviens aux professeurs. Ils sont très partagés. D’un côté, ils sont pris dans leur allégeance politique et syndicale, et de l’autre, ils souffrent de la situation. Paradoxalement, ce sont les plus jeunes qui s’autocensurent le plus. Un tiers des professeurs de moins de 30 ans souhaite abroger le principe de laïcité pour les professeurs eux-mêmes, c’est-à-dire accepter qu’ils puissent enseigner en voile ou en kippa. Et la moitié ne voudrait pas être nommé dans un établissement portant le nom de Samuel Paty.

© Hannah Assouline

Nicole Belloubet avait dit n’importe quoi sur l’affaire Mila. Dans l’affaire du lycée Ravel, elle est allée sur place très vite, a mis en place la protection fonctionnelle. Croyez-vous à sa « conversion » ?

Je n’ai pas de croyance dans ce domaine. Je l’ai un peu côtoyée quand elle était rectrice de Toulouse. C’est une femme sincère, engagée, de gauche. Quand elle a prétendu qu’en insultant le prophète de l’islam, Mila avait attenté à la liberté de conscience, elle s’est fait remonter les bretelles dans la journée. Elle a donc reconnu sa bourde et rappelé que le blasphème n’existait plus depuis la Révolution. Mais sa pensée spontanée, c’est ce qu’elle a dit au départ.

A-t-on raison d’invoquer en permanence la laïcité ? Ne faudrait-il pas plutôt expliquer qu’en France, chacun doit accepter qu’on se moque de sa religion ?

Certains professeurs le font, mais on ne peut pas se contenter de provoquer ainsi les élèves musulmans sans autre forme de pédagogie, sans leur expliquer pourquoi ils doivent accepter les caricatures. On doit être prudents. Pour en revenir à Nicole Belloubet, ce n’est pas un choix de Gabriel Attal, mais d’Emmanuel Macron. Or, ils ne sont pas sur la même longueur d’onde concernant la laïcité. Belloubet est le reflet de cette ambiguïté.

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Macron est-il, selon vous, un authentique multiculturaliste ?

Il est libéral, profondément libéral. Il a hésité trois ans avant de prononcer le discours des Mureaux. Puis il a nommé Pap Ndiaye. Il n’est jamais sorti du « en même temps », de l’ambivalence.

À Viry-Châtillon, Gabriel Attal a promis de rétablir l’autorité. Pour la énième fois…  

En tout cas le « pas de vague », c’est-à-dire le refus de l’exercice de l’autorité, vient du haut et « ruisselle » vers le bas. Les professeurs ne se sentent pas soutenus par les chefs d’établissement, qui ne se sentent pas soutenus par leur hiérarchie, c’est-à-dire le rectorat. Un Premier ministre déterminé qui assure ses agents de son soutien, c’est important. Trois femmes voilées ont été expulsées d’un collège dans l’académie de Dijon : l’inspecteur d’académie a demandé au principal de s’excuser auprès d’elles, et le recteur l’a désavoué dans la journée. Il y a des recteurs courageux… ou sensibles à l’air du temps.

Au-delà de la question de la laïcité, l’Éducation nationale est imprégnée par une idéologie de la bienveillance qui érige la tolérance en principe d’éducation…

Oui. Et cette idéologie est parfaitement délétère. L’éducation, c’est un adulte qui exerce une autorité fondée sur le savoir, sur un enfant qui a besoin de cette autorité pour grandir. Ce point de vue est contesté, y compris parmi les enseignants, rappelez-vous la levée de boucliers contre la psychologue Caroline Goldman et son livre File dans ta chambre. Certes, beaucoup de gens, notamment chez les CPE, savent que les élèves ont besoin d’un cadre de règles, clair et stable, pour apprendre. Je ne connais pas le rapport de forces entre les deux tendances, mais l’idéologie de la bienveillance est encore vivace.

La fuite vers le privé avait-elle commencé en 2004 ?

En proportion, il n’y a pas plus d’élèves dans le privé qu’à l’époque. Ce qui s’est passé, c’est le remplacement des classes moyennes et populaires qui choisissaient le privé pour des raisons religieuses par des classes supérieures qui cherchent d’abord à fuir les classes populaires et les enfants d’immigrés. Comme il a davantage de demandes, le privé a le choix et il prend les meilleurs. Et le secrétaire général de l’enseignement catholique feint ensuite benoîtement de découvrir que les meilleurs sont les plus riches. Résultat, le taux de boursiers a chuté de moitié : le privé est devenu une école de classe.

Vous voulez importer le désastre du public dans le privé ?

Contrairement aux idées reçues, toutes choses égales par ailleurs, le privé ne fait pas mieux réussir ses élèves.

À part les assassinats de professeurs.

Ils en ont eu un aussi, en 2023, mais pas islamiste.

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Il y a aussi beaucoup de musulmans dans l’école catholique.

Oui, de plus en plus, et parfois des musulmans intégristes. Ils préfèrent une école religieuse, serait-elle catholique, à une école laïque.

Vous prônez donc l’instauration de critères sociaux : une loi SRU de l’école ?

Mais oui, puisque l’État paye ! Le contrat qui les lie doit préserver l’intérêt des deux parties. Celui de la puissance publique est de ne pas concentrer dans les mêmes endroits les élèves les plus en difficulté. Répartir la charge du fléau social à mesure des efforts demandés au contribuable français, c’est la justice même.

Public ou privé, il faut aussi s’attaquer à la formation des professeurs.

C’est une urgence ! Il faut réformer radicalement les Inspe[1]. Quand Sarkozy a fermé les IUFM en 2007, il a décidé que leurs étudiants seraient confiés aux universités. La Rue de Grenelle a depuis perdu la main sur la formation des professeurs. En réalité, personne ne contrôle ce qui se passe dans les Inspe. J’y ai enseigné jusqu’en 2018, personne ne m’a jamais demandé ce que je faisais. L’Inspe est un bateau ivre. Il faut que l’Éducation nationale, futur employeur, reprenne la main sur la formation de ses personnels.

Peut-on enrayer l’offensive islamiste sans révolution de notre politique migratoire ?

Dès lors qu’un immigré sur deux est de confession musulmane et que l’islamisme sévit par définition au sein de l’islam, l’immigration aggrave en effet mécaniquement le phénomène. Dans mon précédent livre, j’expliquais, chiffres à l’appui, que l’islam allait devenir en une génération la première religion de France pour arriver à 15 % environ de la population, moins si l’on compte seulement les Français. Or, ceux-là plus encore que les autres, on ne doit pas les abandonner aux islamistes.

Mais justement, on a laissé tomber Samara !

Oui ! Et sa mère a eu peur au point de revenir sur ses déclarations. Les professeurs observent que seule une minorité de leurs élèves musulmans perturbe les cours et proclame son hostilité à nos mœurs, mais que les autres se taisent. Que pensent-ils ? Il est probable qu’une partie approuve silencieusement, mais que les autres ont peur. Envers tous ces jeunes musulmans qui veulent adopter notre culture et nos valeurs, nous avons un devoir de protection.

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[1] Institut national supérieur du professorat et de l’éducation.

Mai2024 – Causeur #123

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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