Thomas Morales consacre une série d’été à l’immense Jean-Pierre Marielle (1932-2019), récemment disparu (3/8).
Un traînard comme il aimait à se définir, un spectateur étranger à toutes les vociférations extérieures, seulement sensible à cette maudite scène, son royaume, ce parterre de planches qu’il foulait avec concupiscence. Un reste de ces confréries vigneronnes ancestrales, des germes de cet esprit paysan, entre Chablis et Vézelay, où l’outrance médiatique est perçue comme un signe de dégénérescence. On soigne ses vignes à l’abri des regards, le temps long est une compagne fidèle et taciturne. On travaille pour l’éternité et aussi pour se glisser humblement dans les pas des générations passées.
Des cons splendides et dérisoires
L’acteur Marielle caricaturait jusqu’à panthéoniser. Les cons splendides et dérisoires lui doivent beaucoup dans son interprétation gigantesque de bouffonnerie. Il aura toute sa carrière magnifié la médiocrité. Travaillant par touches, à la feuille d’or, il gonflait ses personnages jusqu’à l’explosion finale. Le commerçant, l’artisan, le patron, la profession libérale, le commissaire de police, l’hôtelier ou le producteur de films X prenaient une forme expansive et narcissique. Dans les outrances verbales, la vérité dégoulinait.
C’est là, un des paradoxes de cet acteur, quand on pense à lui, notre visage s’illumine, nos sens fusionnent, nous savons qu’il transcendera une situation ordinaire. Il fuyait la banalité. Un triste représentant en parapluies devenait avec lui l’égal de Don Quichotte, un commandant prisonnier d’une valise diplomatique se muait en Benjamin Constant, un vendeur d’encyclopédie médicale en argonaute. « C’est très important le matériel humain », avait-il coutume de dire. Il y a un plaisir immense à le voir dévorer les dialogues, s’en pourlécher les babines. Il fait assaut d’esprit pour dégoupiller toutes les situations embarrassantes. Vendeur hors-pair, prince de l’arnaque ménagère, florentin dans sa technique commerciale d’approche, énorme d’aplomb et d’à-propos, Marielle déboule avec la force d’un tanker. Rien ne l’arrête. Au forceps, il abat ses cartes, il emberlificote comme on embrasse fougueusement.
Un ailleurs glandilleux et fragile
Ses partenaires se mettent au diapason, ils ont reconnu un maître de la comédie, le dernier défenseur d’un jeu précis et allégorique. Chaque mot papillonne dans l’air. Sa mitraille sémantique est ensorceleuse, presque harassante. À ma connaissance, il est le seul acteur capable d’entrouvrir des mondes parallèles avec des phrases transparentes. L’écrivain André Hardellet pratiquait ces passerelles invisibles. Un bosquet à Vincennes se transformait sous sa plume en cathédrale gothique, en Atlantide souterraine et érotique. Vulgaires ou poétiques, les mots de Marielle furent notre meilleur passeport vers un ailleurs glandilleux et fragile. « Il y a des saisons où la soie sauvage n’en fait qu’à sa tête » (Le Parfum d’Yvonne), réplique prononcée alors qu’il tente de nouer une cravate dans les toilettes pour hommes d’un palace, prend des allures shakespeariennes.
Dans cette scène, il y a tout, la préciosité, la dinguerie, le mystère, l’effet comique, la noblesse et par-dessus, le trouble incommensurable, des abysses de sincérité. Jouvet, Berry, Brasseur, Simon se bousculent pour voir le phénomène, l’applaudir, il est des leurs. De la même souche indomptable. La voix qui emporte, qui sonne grave et forte, mélodieuse à la façon de Bill Withers ou de Isaac Hayes, ces artilleurs de la soul noire et poisseuse qui désinhibent les chagrins, ravagent les friches industrielles. Il était notre perturbateur endocrinien favori. On ne se lasse pas de l’écouter. On chavire de ses saillies, on se régale de son impertinence française quand elle nous caractérisait, avant notre asservissement à la globalisation. Marielle réunissait deux facettes de notre personnalité, le seigneur et le serf, l’aristo et le poulbot, rue de la Pompe et les faubourgs, le polo et la pétanque, la Rolls et la voiture sans permis. Marielle n’était pas un français moyen comme on l’a souvent chroniqué ou alors d’une moyenne puissance mille, d’une moyenne exponentielle, d’une moyenne épique. Chacun de ses gestes, cette attitude féroce et tendre, ce détachement face à une réalité trop laide, le plaçait hors concours, hors gabarit. Laissez le convoi exceptionnel passer ! L’artiste va parler ! Il était la hantise des statisticiens, ne rentrant dans aucune case préétablie. Car, si Marielle n’avait été qu’un godelureau, lunettes fumées sur le nez et baise-en-ville sur l’épaule, il aurait fait rire sans toucher, amuser sans pénétrer les tripes. Marielle était multiple, pêle-mêle la Reine Astrid, Bob Morlock, un marquis d’opérette ou un chauffeur de taxi souffre-douleur, les identités superposées l’habillaient d’un rien. Une chapka sur la tête, il se transformait en tsar ubuesque. Tragédien de l’absurde qui s’épanouit dans les disgrâces et les malheurs conjugaux, Marielle catapultait les cons dans la stratosphère.
Un air de Dino Risi
Derrière chaque con, il y a un type sensible, un malhabile, un écorché, l’acteur leur redonnait une forme de dignité. Il endossait la connerie comme personne, il s’en drapait même. Après lui, les cons, c’est-à-dire, nous tous, l’homme misérable cher à Jep Gambardella et le fanfaron à la sauce Dini Risi, avions accès à l’éternité. Nous dépassions notre statut d’indigent pour tutoyer les cieux. Marielle les aimait ses forts en gueule échoués dans une mondialisation qui raboterait prochainement tous les dépassements, toutes les individualités, toutes les foucades. Les crises morales et financières allaient nous gober « tout cru ».
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