Le billet du vaurien
J’échangerais volontiers mon rôle de scribouillard nihiliste et mondain contre celui de Jean-Pierre Georges. Il est vraisemblable que son nom et son œuvre vous soient totalement inconnus. Seuls Denis Grozdanovtich et Patrice Jean, parmi mes amis, vouent un culte à l’homme qui a écrit Je m’ennuie sur terre et qui, en observant les insectes, songe que chacun d’entre eux, dans le moindre de ses déplacements, lui fournit une réponse aux questions qu’il se pose sur son destin.
Mélancolie discrète
La violence par ailleurs ne le rebute pas, surtout si elle est dirigée contre lui-même. Un seul journal télévisé de 20 heures lui donne envie de se lapider à coups de pierre de honte. Mais comme chacun de nous, plutôt que de boire en un instant la ciguë, il passe sa vie à la siroter. Il est vrai, comme il se plaît à le répéter, qu’il n’est pas aisé de quitter une vie dans laquelle on n’est jamais parvenu à entrer.
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Pour ceux qui l’ignorent, c’est-à-dire à peu près tout le monde, je crois qu’il vit à Chinon où il aurait été instituteur et qu’il atteint l’âge vénérable de soixante-douze ans. Il ne serait pas d’un naturel particulièrement affable et préférait qu’on passe sous silence ses modestes productions. J’ai donc décidé de lui faire de la peine et de gâcher son été en proclamant haut et fort que son dernier livre, Pauvre H. publié par les éditions Tarabuste m’a rappelé le poète japonais Ishigawa Takaboku par sa mélancolie discrète.
« J’ai tellement rien à faire et je ne fais tellement rien que je suis pressé de passer d’une matinée à un après-midi, d’un après-midi à une soirée, d’un déjeuner bâclé à un dîner expédié…. avec pour fidèles compagnes vacuité, solitude et attente suffocante », note-t-il en attendant, ultime paradoxe, d’avoir le temps, et il ne saurait tarder, d’avoir la faiblesse de s’apitoyer sur ses cendres.
Qu’y a-t-il au bout de nos peines ? se demande-t-il. Rien. Absolument rien. Mais ce rien semble certains jours si alléchant qu’on envisagerait bien volontiers d’en avancer la date… Il ne sait que trop qu’on ne se tue pas pour des raisons, mais par fatigue des raisons.
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La réponse est non
Bref, perdre conscience ne serait pas une grosse perte. Il aspire à se passer de la vie, car elle n’est d’aucune utilité. Juste de quoi gagner des clopinettes. Tout à l’heure, Jean-Pierre Georges a ouvert son « Robert » et le premier mot sur lequel il tombe est « couillonnade »…. sans doute l’a-t-il inventé. Alors, mon cher Jean-Pierre que j’espère n’avoir pas importuné avec mes couillonnades, encore trois questions avant de conclure cette conversation (je sais que toute conversation est pour toi une agression, un supplice) :
- As-tu été utile à la société ? La réponse est non.
- As-tu été une fois utile à quelqu’un ? La réponse est non.
- Une vie se pose-t-elle en termes d’utilité ? La réponse est non.
Inutile de préciser combien j’apprécie cette forme de fraternité. Tu es cet oignon qui n’a plus que la peau. Le vide est la meilleure entrée en littérature. La tienne est si singulière que je me demande pourquoi tu as été choisi parmi des milliards pour être toi dans cette solitude extrême.
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