Pourtant singulièrement pudique, Jean-Philippe Toussaint se lance dans un récit autobiographique pour la première fois.
À quel âge commençons-nous à avoir des souvenirs ? La réponse est difficile, et reste approximative. Dans L’Échiquier, premier récit autobiographique de Jean-Philippe Toussaint, entré en littérature avec son mémorable roman, La Salle de bain (1985), l’écrivain raconte que sa mère lui a fait la confidence suivante : Jean-Philippe, alors bébé docile et jovial, est resté une journée prostré dans son berceau, « sur le dos, songeur, les yeux fixes, indifférent. » Le docteur est venu, pas de fièvre, aucun symptôme alarmant. Le lendemain, tout était rentré dans l’ordre. Sa mère émit alors l’hypothèse que son fils découvrait sa vie intérieure.
Confiné de nature
L’écrivain, à sa table de travail, le cap de la soixantaine franchi, précise : « Ce que j’avais découvert ce jour-là, c’est l’existence des souvenirs. » Il ajoute : « Mieux, la découverte stupéfiante que j’avais faite, c’est que les souvenirs sont susceptibles d’engendrer de la mélancolie. » On l’aura compris, le projet autobiographique de Jean-Philippe Toussaint est à la hauteur de la singularité de son œuvre romanesque.
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En mars 2020, à l’aube du confinement mondial imposé par le Covid-19, Toussaint se lance dans la traduction du livre de Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs, (publié par Les Éditions de Minuit sous le titre Échecs, titre qui est le même que le premier roman manuscrit, non publié, de l’auteur). Le confinement s’éternise et l’écrivain, confiné de nature, décide de se lancer dans un récit plus personnel, sans toutefois tout dévoiler de sa vie privée, pudeur oblige. Sa madeleine proustienne est, en réalité, un échiquier, plus précisément le sol du hall d’entrée de son ancienne école de la rue Américaine, à Bruxelles. Il ne reste plus qu’à prendre des diagonales pour ce joueur d’échecs, qui a assisté aux duels entre Karpov et Kasparov, dans les années 80, et qui fut l’ami du champion de France des échecs, Gilles Andruet, à la destinée tragique, auquel l’écrivain rend hommage. Toussaint évoque les lieux de l’enfance, les premiers émois sexuels, l’internat, les rapports compliqués avec le père, journaliste rigoureux et grand lecteur, qui l’a encouragé à écrire, la rencontre avec sa future épouse prénommée Madeleine, le corps malmené par les prodromes de la vieillesse, Ostende et la Corse pour les relectures méticuleuses. L’ensemble est réuni en 64 chapitres, clin d’œil aux 64 cases de l’échiquier.
La vocation de l’écrivain
Le plus intéressant est peut-être la réflexion que mène l’auteur à propos de l’origine de sa vocation. « C’est un parcours vers les origines, écrit Toussaint. L’origine, voilà, le moment initial de l’apparition d’une chose, son étincelle primitive. » À partir de là, l’écrivain entre dans la confidence, sans pathos ni boursouflures stylistiques. Il avoue : « l’écriture est cet abri mental dans lequel je me réfugie pour résister au monde. » Il rappelle avec autorité que, pour lui, la littérature n’a pas pour vocation de raconter des histoires ; que l’écrivain n’a pas à délivrer de message ; que, « dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. » La partie se joue, en effet, entre ces deux protagonistes.
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Toussaint s’inscrit donc dans la lignée des novateurs, si rares de nos jours. Il traque sans relâche les clichés et les lieux communs qui encombrent la littérature des folliculaires, pâles copistes de Faulkner ou Céline. Du reste, il n’hésite pas à citer le livre Préface à une vie d’écrivain, d’Alain Robbe-Grillet, lequel ne cessait, au fil de ses romans, d’inventer la signification mouvante du monde.
Jean-Philippe Toussaint, L’Échiquier, Les Éditions de Minuit.
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