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L’homme décalé

Jean-Paul Enthoven publie « Si le soleil s’en souvient » (Grasset, 2024)



Depuis ma première rencontre avec Jean-Paul Enthoven, j’ai su que cet homme avait dans le regard mille tempêtes indomptées. C’était dans son bureau de directeur littéraire chez Grasset. Je venais l’interroger à propos de Paul Morand, pour ma biographie consacrée à l’auteur d’Hécate et ses chiens. Plus tard, lorsque j’ai lu ses Enfants de Saturne, ouvrage où l’on croise quelques grands noms de la littérature universelle, j’ai compris que les tempêtes s’étaient estompées pour céder la place à la mélancolie vive. Tout cela, bien sûr, était diffus, et ne reposait que sur une impression du cœur.

Pays rugueux, « toxique, trafiqué, malsain »

Je viens d’achever son nouveau roman Si le soleil s’en souvient. L’allitération du titre confirme ce que je pressentais : un passé charbonneux sans cesse tempéré par la mélancolie. Il faut du courage pour évoquer ses origines en ne les révérant point. Jean-Paul Enthoven est né en Algérie, lorsque le drapeau tricolore flottait au fronton de la grande poste d’Alger. Ce n’était plus l’ambiance lumineuse des jours limpides décrite par Albert Camus dans Noces ou L’été. Le vent qui y souffle est un vent mauvais chargé de violence, voire de haine. Le ressentiment est à l’œuvre. Le massacre généralisé s’organise. Dès l’incipit du roman, l’ambiance est lourde. Enthoven emploie le conditionnel passé : « L’inauguration du cinéma Vox aurait dû avoir lieu le 24 juin 1960, à Mascara, une petite ville dépourvue de charme sur les hauts plateaux d’une Algérie encore française. » Le décor de la tragédie est planté. Le soleil est noir, cela ne fait aucun doute. Le Vox est un cinéma luxueux, déjà démodé au moment de sa création par l’Histoire. C’est Edmond, le père de Jean-Paul, qui l’a voulu. La date est celle d’un deuil. Elle rappelle la mort de son premier fils, Jean. Gilberte, la mère au prénom proustien, ne souhaite pas cette date. Mais Edmond est un homme autoritaire, régnant sur sa famille et cette partie de l’Oranie. Le film projeté est Moby Dick, de John Huston, tiré du chef d’œuvre de Herman Melville. Le romancier va devenir un fil rouge dans la vie de Jean-Paul Enthoven. Le 24 juin 1960 se transforme en bain de sang par le fanatisme de trois « martyrs ». La description du massacre n’est pas sans rappeler celui du Bataclan, le 13 novembre 2015. La mort accompagne l’adolescent. Elle ne le quitte pas d’une semelle. En voiture, avec son père, il va échapper de peu à des coups de fusil ; sa prof de piano va mourir dans un autocar, assise à côté d’un kamikaze mahométan ; la maison familiale va être plastiquée. Il doit la vie sauve à une énorme bibliothèque en merisier, exacte copie de celle d’Elvire Popesco, commandée par Gilberte. L’adolescent est, de plus, de complexion fragile. Son cœur n’est pas vaillant. Il est chétif, a le teint très pâle. Bref, il ne s’aime pas. Pas plus qu’il n’aime ces hauts plateaux de l’Oranie où le Mektoub l’a fait naître. Il a des mots très durs pour ce pays rugueux, « toxique, trafiqué, malsain », aux odeurs trop fortes ; un pays trompeur. Alors quand l’heure est venue de le quitter et de prendre le bateau pour rejoindre l’autre rive de la Méditerranée, la phrase de l’écrivain qu’il est devenu est sans pathos, ni lyrisme. Partir est une délivrance. Même s’il laisse derrière lui la tombe de son grand-père paternel et hanséatique, aujourd’hui recouverte d’orties. Il se prénomme Edward-Jean. C’est un drôle de loustic, ancien légionnaire, un peu maffieux, qui a eu la mauvaise idée de poser le pied en Afrique, d’y faire des affaires et d’épouser une sorcière prénommée Esther. Enthoven, à propos de sa grand-mère : « (…) je lui dois un bon quart, sans doute la plus mauvaise part de moi-même, de ce que je suis biologiquement. »

La littérature éclaire la vérité

Il faut un certain courage, répétons-le, pour écrire contre son enfance. L’inverse est nettement plus reposant. Mais sur le plan littéraire, ça devient vite ennuyeux. Or, avec ce roman, qui oscille entre vérité et (quelques) arrangements avec la réalité – mais l’un des privilèges de l’écrivain n’est-il pas de mentir pour davantage éclairer la vérité ? – on ne décroche jamais. Et on constate que c’est bien la littérature qui est au cœur – solide – de la vie de Jean-Paul Enthoven. La bibliothèque familiale ne l’a-t-elle pas sauvé de la barbarie aveugle ? N’est-ce pas l’adaptation de l’œuvre de Melville, programmée dans le cinéma d’Edmond, qui l’a conduit à écrire sur la figure autoritaire du père ? J’en veux pour preuve la conclusion de la page 119 : « Je note au passage que c’est toujours le père qui crée l’écrivain, même si à l’arrivée c’est le fils qui décrit le père. »

Les dernières pages de ce roman sur l’invention de soi-même sont bouleversantes. Il y est question du père, une ultime fois. La rencontre a lieu dans les jardins du musée Rodin, devant La Porte de l’Enfer. La mémoire du père s’absente, définitivement. Mais le fils est là. Et le livre doit advenir.

Jean-Paul Enthoven, Si le soleil s’en souvient, Grasset.

Si le soleil s'en souvient: roman

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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