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On a tous quelque chose de Belmondo

Une si bébelle vie


On a tous quelque chose de Belmondo
"Pierrot le fou", avec Anna Karina, 1965 © PIERRE MANCIET/DALMAS/SIPA Numéro de reportage : 00432666_000008

Un hommage à notre héros préféré du cinéma, roi de la commedia dell’arte à la mode bistrotière, mais pas seulement…


La première fois où j’ai vu son visage, il pointait un flingue de compétition dans ma direction, sur une affiche de cinéma. Depuis ce moment-là, cette figure tutélaire ne m’a plus quitté. Pour un gosse de province, le choc fut terrible. L’émotion toujours intacte. J’en tremble encore. Il y avait bien sûr, l’assurance dans la pose, la décontraction dans le geste, ce sourire canaille qui emballe tout sur son passage, ce ton charmeur, un brin tapageur, et cet œil bienveillant qui ne juge pas. Je m’en suis fait immédiatement un ami, un frère, un père comme des milliers d’autres garçons de ma génération. Pour un enfant unique, avoir été sous la tutelle de Belmondo aura été la meilleure école de la vie. Une forme d’Humanités au cinéma, en Ford Mustang blindée, sous la dictée d’Audiard et en costard croisé. Avec, en arrière-plan, toute la lyre fantastique, Gabin et Audiard, Godard et Seberg, Broca et Dorléac, De Sica et Sophia. J’ai beaucoup écrit sur lui, tentant de déceler dans sa filmographie les derniers restes de notre identité jadis triomphante. Belmondo, c’est notre mémoire du fond des Trente Glorieuses, l’esprit de résistance au sérieux, le dérapage contrôlé comme marque de fabrique, la cascade comme exhausteur d’existence et le goût pour la farce populaire. L’amour des grands textes et de la vanne qui fuse entre copains. Une façon aussi de tancer les malotrus, de toréer les emmerdements et d’améliorer l’ordinaire. De refuser également toutes les leçons d’autorité et de sectarisme. Il était réfractaire à l’ordre établi, aux cénacles ridicules, n’oubliant cependant jamais ses devoirs envers les siens, sa famille comme son public. Il fut un éternel bon fils, vouant à son père sculpteur, une inestimable reconnaissance. Il lui construisit même un splendide musée. 

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Les mots manquent

Grâce à lui, nous avons tenu le coup devant des professeurs revanchards et, plus tard des petits chefs misérables, nous avons fait face aux injonctions contradictoires et aux humiliations quotidiennes. Nous savions intimement que de le voir à travers l’écran nous libérerait de toutes nos tenailles. Que le soir venu, il nous offrirait le meilleur de lui-même. La vie était plus grande sous son aile. Elle courait plus vite. Les filles étaient plus désirables et démoniaques ; des amitiés indéfectibles se noueraient au-delà de la mort ; le divertissement du dimanche soir avait alors des vertus philosophiques et thérapeutiques sur la Nation toute entière. Peu importe la qualité, pochades ou chefs-d’œuvre, sa filmographie a disséminé des bouées de sauvetage dans l’océan actuel. Nous n’oublierons pas ces bornes, ces phares dans la nuit. Comment expliquer plus simplement notre attachement à cet homme pressé ? Pas évident, c’est bien la première fois que les mots me manquent. Je bredouille. 

Avec Claudia Cardinale, « Cartouche », 1962 © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51385211_000002

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Cet après-midi, je n’ai pas envie de faire de belles phrases, il faut aller directement à l’os, être capable de retranscrire sincèrement le fracas que nous cause cette perte. Ne pas tricher avec Jean-Paul. Ne pas pleurer surtout. Ne pas le panthéoniser. Face à la maladie, ces dernières années, il avait su garder cette dignité qui nous élève tous un peu. Plus que du respect ou de l’admiration, nous avions pour lui un sentiment de connivence. Belmondo, c’était la famille. Je pense en ce moment à Charles Gérard, à Michel Beaune, à Charles Denner, à Claude Brosset, à François Perrot et bien évidemment à la bande du Conservatoire. Je revois Bruno Cremer, hilare lors d’une remise de récompense, épinglé par Jean-Paul dans un jardin d’été. La malice de Marielle et la moustache frémissante de Rochefort. Qu’ils étaient grands et beaux. Nous avions envie d’être parmi eux, partager leurs rires et toucher d’un doigt leur immense talent. 

Un art de vivre qui s’en va

Avec sa disparition à l’âge de 88 ans, c’est tout un art de vivre qui disparaît, l’action et le verbe, le zinc et le grand style, les caleçonnades et le cinéma d’auteur, le théâtre français et l’Avia Club. On a tous quelque chose de Belmondo qui ne demande qu’à exulter. Ce soir, j’irai tout là-haut, vers le Lion de Denfert, me souvenir du quartier de sa jeunesse, prendre le pouls de mon vieux pays qui aimait Guitry et Verneuil, Marceau et Lautner, Dumas et Truffaut, Blondin et Remy Julienne. Et puis, je reverrai L’Incorrigible pour le plaisir des phrases qui claquent, du vaudeville sautillant, de la commedia dell’arte à la mode bistrotière, du minois de Geneviève Bujold et de l’atrabilaire fantasque Julien Guiomar. Et puis, Jean-Paul dans une Jaguar Type E aussi instable que féérique…

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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