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La grande oeuvre noire de l’écrivain Jean-Patrick Manchette


La grande oeuvre noire de l’écrivain Jean-Patrick Manchette
Jean-Patrick Manchette en 1974 ©LIDO/SIPA

Jean-Patrick Manchette (1942-1995) est considéré comme le père du néo-polar né après 1968. Plusieurs rééditions récentes rappellent la portée profondément politique et sociale de son oeuvre au style ciselé.


En 1982, j’avais à peine 18 ans quand j’ai rencontré un grand écrivain, Jean-Patrick Manchette. Je ne l’ai pas rencontré physiquement, mais il a été de ces rencontres qui annoncent des compagnonnages de toute une vie. Je me souviens très bien du jour où j’ai acheté La Position du tireur couché, qui serait le dernier roman publié de Manchette, né en 1942 et mort d’un cancer en 1995. C’était le numéro 1856 de la « Série noire ». Manchette était encore un auteur de gare, comme on disait, publié dans une collection qui avait sa réputation, mais qui somme toute n’était qu’une collection de littérature populaire. Je n’ai pas l’habitude de mépriser mes plaisirs, mais tout de même, ce n’était pas là que je m’attendais à trouver une révélation de ce genre.

Un grand de la seconde moitié du XXème siècle

Bien sûr, le personnage de Martin Terrier, contractuel du crime dans la France de ces années-là était atypique. Il était dépourvu de toute aura romantique et offrait un concentré de compétence et de bêtise, de solitude radicale et de naïveté sentimentale. Mais la nature de l’enchantement était ailleurs et tenait en un mot : le style. L’écriture de Manchette ne ressemble à rien de connu. Elle est d’une concision froide et entretient une distance constante avec son lecteur. La phrase a une cadence flaubertienne tout en évitant les écueils de la psychologie. On sait des personnages seulement ce qu’on peut déduire de leur comportement, comme ces dernières phrases du roman qui traduisent le désespoir de Terrier, condamné à vivre comme d’autres sont condamnés à mort : « Ces nuits-là, Terrier dort en silence. Dans son sommeil, il vient de prendre la position du tireur couché. »

Depuis cette époque lointaine, près de quarante ans tout de même, Manchette a acquis peu à peu le statut d’un des grands de la seconde moitié du xxe siècle. Moins d’un an après sa mort, on publie Chroniques et Les Yeux de la momie, qui regroupent ses critiques littéraires et cinématographiques publiées dans Charlie (Mensuel et Hebdo). Puis, en 2005, pour les dix ans de sa mort, tous ses romans y compris les magnifiques ébauches posthumes d’Iris et de La Princesse de sang sont réunis dans un volume « Quarto », qui est l’antichambre de « La Pléiade ». En 2008 paraît son Journal 1966-1974. C’est un témoignage unique sur la vie d’un écrivain à la recherche de la forme parfaite, obligé pour manger de multiplier les travaux d’écriture mercenaire et aussi le portrait d’une époque observée avec une acuité tour à tour ironique, désabusée ou furieuse.

Désormais, la cause est entendue, Manchette occupe une des toutes premières places. Il est sans cesse réédité, traduit dans de nombreuses langues y compris l’anglais. Il est étudié à l’université et fait l’objet de thèses et de colloques. C’est pour cela qu’une série de parutions ces jours-ci en librairie fait figure d’événement, et notamment cette pièce de choix, Les Lettres du mauvais temps, correspondance de l’auteur entre 1977 et sa disparition.

« Ce n’est pas parce qu’un bouquin a un message de gauche qu’il est bon »

Elle confirme ce que l’on savait déjà : Manchette n’a cessé de réfléchir à cette question du style, mais aussi à la portée profondément politique du roman noir comme forme moderne de la critique sociale et de la tragédie. À travers ses nombreux correspondants, dont Jean Echenoz qui se reconnaît explicitement son héritier, Manchette revient sur sa position paradoxale de fondateur d’une école qu’il n’a cessé de désavouer.

Il faut savoir qu’au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier, un phénomène à la fois littéraire et éditorial voyait le jour dans l’univers du mauvais genre : on l’appela du nom assez vilain de « néo-polar » et on y trouvait des écrivains comme Jean Vautrin, Hervé Prudon, Frédéric H. Fajardie, Thierry Jonquet. Le point commun entre tous ces auteurs, au style très différent, était de refuser les histoires de truands à la Simonin dans lesquelles s’enlisait le roman noir français. Mai 68 était passé par là. Ces auteurs s’étaient engagés du même côté des barricades et estimaient que le roman noir devait retrouver l’énergie de Dashiell Hammett pour faire de la littérature populaire une forme d’émancipation. Très vite, pourtant, ces auteurs s’aperçurent des limites d’un exercice qui, sous prétexte de subvertir des règles, en imposait d’autres, aussi contraignantes, ce que Manchette explique en 1980 : « Il y a beaucoup de bouquins qui sortent que certains (moi le premier) appellent “néo-polars” et qu’on compare aux miens, occasionnellement, pour des questions de contenus : parce qu’on y tue des curés, des bourgeois, des flics, parce que les méchants sont des promoteurs, des industriels, etc. Bon, ce sont des bouquins de gauche avec un message explicite ; mais ce n’est pas parce qu’un bouquin a un message de gauche qu’il est bon. »

Venu du situationnisme, fortement influencé par Debord et Orwell, Manchette refuse les catéchismes. Il est l’auteur d’une huitaine de romans dont chacun est une subtile mise en question des codes et des thèmes classiques du roman noir. Ô dingos, ô châteaux reprend l’idée d’un complot de famille. Nada, adapté par Claude Chabrol, décrit l’épopée dérisoire et calamiteuse d’un groupe de gauchistes manipulés qui enlèvent l’ambassadeur des États-Unis, Morgue pleine et Que d’os mettent en scène une caricature de détective privé, Eugène Tarpon, ancien gendarme qui a tué un manifestant et se saoule au Ricard, tandis que Le Petit Bleu de la côte ouest, en reprenant l’essence du roman noir – un homme ordinaire pris par hasard au cœur d’une machination –, est surtout un moyen de peindre ce qu’on appelait dans les années 1970 le « malaise des cadres ».

Affiche de "Nada" de Claude Chabrol (1974), qdqpté du roman éponyme de Jean-Patrick Manchette. © D.R.
Affiche de « Nada » de Claude Chabrol (1974), qdqpté du roman éponyme de Jean-Patrick Manchette.
© D.R.

Une démarche poussée

Les Lettres du mauvais temps tout comme son Journal confirment qu’au-delà de ses besognes alimentaires, l’écrivain apportait un grand soin à l’élaboration de ses romans et que l’aspect rapide, violent, elliptique de ses textes masquait un second degré et une réflexion sur l’écriture.

Il poussa d’ailleurs cette démarche très loin. Ainsi raconte-t-il dans ses Lettres comment Fatale, l’histoire d’une tueuse névrosée, Aimée Joubert, qui sème une zizanie meurtrière dans la bourgeoisie de Bléville, est refusée par la collection. On préfère l’éditer en blanche, craignant de dérouter le lectorat habituel. Il est vrai que Manchette définissait lui-même ce roman comme un exercice de décomposition de l’impassibilité flaubertienne par l’écriture symboliste de Huysmans…

Une partie des lettres nous renseigne aussi sur Manchette traducteur, sur l’importance qu’il accordait à ce travail comme création à part entière. Ses correspondants s’appellent Ross Thomas, Donald Westlake, Robin Cook et même James Ellroy lui-même qui lui demande en 1989 son avis sur Le Grand Nulle part. Réponse de Manchette qui écarte d’un revers de main les accusations d’homophobie et de fascisme qui ont pesé un moment sur Ellroy : « Ce n’est pas l’œuvre d’un homme heureux (cela n’existe pas, même chez les auteurs des livres les plus stupides), c’est un chef-d’œuvre, tout simplement. »

On pourrait dire de même de Manchette. Ces lettres révèlent un homme profondément cultivé, drôle et torturé, souffrant d’agoraphobie, ce qui l’entoure d’une aura involontaire de mystère et fait de lui un de ces invisibles qui échappent au Spectacle. Debord était, on l’a dit, une des grandes admirations de Manchette qui s’est toujours inscrit dans l’héritage situationniste comme le montrent des lettres à l’Encyclopédie des nuisances, la maison d’édition de Jaime Semprun. Cette admiration n’était pas réciproque, la paranoïa de Debord ayant tendance à exclure de son entourage toute personne qui ne lui convenait pas.

Document de premier ordre, les Lettres du mauvais temps se font l’écho des querelles littéraires et politiques du moment, mais elles tiennent surtout du laboratoire, de l’art poétique. La dernière et longue lettre de Manchette, qui pouvait avoir la dent dure, est d’une incroyable gentillesse. Épuisé par la maladie qui devait l’emporter, il prend le temps de répondre longuement au questionnaire d’une classe de lycée professionnel et l’air de rien définit parfaitement ce qu’est le métier d’écrivain et la façon dont la lecture mène à l’écriture par des chemins détournés qui finalement en valent bien d’autres : « Quelques années plus tard, voulant plaire à une jolie marxiste, je lus tout Marx. Je n’y ai rien compris. Mais lire pour briller auprès d’une fille, c’est un commencement. »

Play it again, Manchette !

Parmi les parutions de cette actualité Manchette, on pourra noter, outre la réédition des Yeux de la momie, la sortie d’un autre texte inédit, Play it again, Dupont : il s’agit des chroniques de Manchette publiées dans Métal Hurlant, publication phare, avec Charlie, de la contre-culture des années 1970. Il s’agissait de rendre compte de l’actualité des jeux, et pour l’essentiel des jeux de stratégie qui étaient par ailleurs un des dadas des situs, Debord ayant créé le sien. Manchette parle de Risk, jeu qui rappellera des souvenirs aux adolescents devenus sexagénaires : « Risk est potable. Il est cependant mesquin que l’unique kriegspiel proposé par La Redoute de Roubaix nous permette au mieux de devenir maître du monde avec un rire dément, quand il y a sur le marché anglo-saxon une douzaine de jeux où on peut se farcir des galaxies entières. »

On signalera aussi de la réédition du premier roman de Manchette en 1971, L’Affaire N’Gustro, préfacé par le meilleur spécialiste de Manchette, Nicolas Le Flahec. Ce roman, inspiré de l’affaire Ben Barka, fait parler à la première personne un jeune type d’extrême droite, barbouze occasionnelle pour police parallèle. L’originalité était que Manchette n’émettait, à aucun instant, le moindre jugement moral. Si ce roman paraît aussi accompli, c’est sans doute parce que Manchette pratiquait en forçat de l’Underwood l’écriture depuis six ans, multipliant les scénarios et les novellisations. Il servit même de nègre à une speakerine. Rude école, dont il sut tirer le meilleur…

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Juin 2020 – Causeur #80

Article extrait du Magazine Causeur




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