Fidèle ami et lecteur de Causeur, Philippe Bilger a lu, dans le dernier numéro, l’entretien réalisé par Élisabeth Lévy avec Jean-Marie Le Pen, véritable menhir de la politique française.
Entretien exceptionnel, dans Causeur, d’Élisabeth Lévy avec Jean-Marie Le Pen. Exceptionnel d’abord parce que les questions sont fines et intelligentes. Comme, dans le journalisme, ce n’est pas une règle générale, on a le droit de saluer cette réussite. Exceptionnel, aussi, par la substance de ce dialogue où d’une certaine manière Jean-Marie Le Pen, âgé de 94 ans, se dédiabolise sur le tard.
Jean-Marie Le Pen avait raison
Il est clair que sur le plan des idées, dans le registre politique et pour les appréciations qu’il formule sur son passé, son parcours et certaines des personnalités qu’il a rencontrées ou affrontées – il rend hommage à la courtoisie de Nicolas Sarkozy -, il ne cherche pas particulièrement à échapper au registre provocateur, sulfureux dont il a parfois usé. Il ne le cherche pas et pourtant dans le fond qu’il développe, avec des réponses d’ailleurs assez brèves, il y a une forme d’apaisement, d’évidence et presque de banalité. Parce que le fil de l’âge a sans doute fait son œuvre mais la raison essentielle est plus profonde. Face à la réalité, Jean-Marie Le Pen n’est plus ce Cassandre tonitruant et éloquent qui semblait l’inventer, la fantasmer pour faire peur et l’exploiter à des fins démagogiques.
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C’est la réalité qui en grande partie l’a rejoint. Certaines de ses anticipations ont été validées et cette concordance au moins partielle entre ses analyses d’hier – notamment sur la sécurité, la délinquance étrangère, l’immigration et les communautarismes – et la France d’aujourd’hui a forcément créé un climat plus tranquille. Comme une sérénité qui n’était pas le propre du tribun d’avant. S’il faut lui reconnaître ce crédit, en retour on ne peut que déplorer la longue cécité de la droite classique qui n’était pas désaccordée d’avec ces concepts d’autorité, de rigueur et d’identité mais a eu peur de les incarner parce que le « diable » Jean-Marie Le Pen en avait parlé aussi.
À examiner en détail ses réflexions face à une Élisabeth Lévy qui n’élude aucune interrogation, nous sommes conduits à les percevoir comme normales: car une prise de conscience s’est opérée, une sombre évolution s’est produite qui ne déguise plus les dangers en chances. Probablement aussi, dans le style, Jean-Marie Le Pen enlève-t-il à ses observations, à ses répliques, ce qu’elles auraient pu avoir de plus tranchantes s’il avait été davantage prolixe. C’est un homme de 94 ans, certes en pleine possession de ses moyens intellectuels, mais qui donne parfois l’impression que plus rien n’a vraiment d’importance au regard de ce moment de son existence.
Le Menhir garde le cap
Pourtant il convient d’aller plus loin. Si les idées de Jean-Marie Le Pen sont débarrassées de l’odeur de soufre, en grande partie parce que ce dernier a imprégné le réel, il reste des obsessions, des entêtements, des fixations qui manifestent qu’il y a des provocations qu’il refuse de déserter, un territoire qu’il ne veut pas quitter: celui d’une Histoire au sujet de laquelle il récuse tout consensus de l’indignation, toute stigmatisation univoque. Élisabeth Lévy admet d’ailleurs avoir eu pour but de le faire se repentir du « point de détail » mais elle s’est heurtée sur ce plan à une résistance courtoise mais inébranlable. En ce sens, Jean-Marie Le Pen s’est offert une dédiabolisation politique mais n’est pas allé jusqu’à une dédiabolisation historique, d’abord parce qu’il a toujours relié ses extrémités à l’exercice d’une liberté qui avait le droit, même dans cette matière infiniment sensible, de s’exprimer et que ses tréfonds sont concernés bien plus que son esprit.
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Au-delà de la teneur unique de cet entretien – il ne me semble pas en avoir lu un de plus exhaustif, qui éclaire et explique mieux ce que Jean-Marie Le Pen a dit de lui-même et écrit sur lui -, il y a un élément plus touchant, plus personnel. L’affection à l’égard de sa fille Marine demeure, même si son expression n’est pas débordante. Mais l’essentiel est ailleurs, dans le rapprochement que j’ai envie de faire entre la normalisation opérée par cet entretien, en dépit du fait qu’il critique l’attiédissement du programme du RN et la banalisation – avec une paradoxale bunkérisation – entreprise par Marine Le Pen. Comme si deux dédiabolisations se rejoignaient par des voies différentes. Aussi controversé qu’il soit, avec lui, Causeur a feuilleté une page de l’Histoire de France. Et c’est du beau travail.
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