L’étude du vote confessionnel existe depuis plus d’un siècle. Sa légitimité n’est pas contestée en tout cas lorsqu’il s’agit du vote catholique ou protestant. Il est pourtant indéniable que Jean-Luc Mélenchon a su capter un vote identitaire musulman dont il accélère la structuration.
Un sondage IFOP pour La Croix et Le Pèlerin a étudié le vote des électorats confessionnels lors de la dernière élection présidentielle. L’enquête révèle que 69 % des citoyens de confession musulmane qui ont voté l’ont fait pour Jean-Luc Mélenchon lors du premier tour. Au second tour, ils sont 85 % à avoir voté pour Emmanuel Macron.
Ces sondages ont été largement commentés : matérialisation du séparatisme pour les uns qui considèrent que cette homogénéité dans le vote illustre la divergence des intérêts fondamentaux de cette population ; simple corrélation statistique pour les autres, dénonçant une récupération politique destinée à stigmatiser les musulmans français.
Pourtant, l’étude du comportement électoral n’est pas nouvelle. Dès 1913, André Siegfried publiait son célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, apport majeur des sciences politiques et précurseur du développement de la sociologie électorale. Il recherche l’explication des votes dans la géographie, les liens d’interdépendance, ainsi que dans la pratique religieuse. Il observait alors le lien entre le catholicisme et l’enracinement des partis conservateurs dans certains territoires. Son héritage sera notamment repris par François Goguel qui publiera plusieurs analyses, notamment concernant le vote protestant[1].
Ce dernier se posait la question de savoir s’il existait une « culture politique protestante » que l’on pourrait traduire aujourd’hui par l’existence d’intérêts spécifiques d’une population, au-delà des critères socioéconomiques habituels. Il indiquait lui-même qu’on ne pouvait parler de « culture politique propre à un groupe particulier dans la société globale qu’à la condition que le comportement politique des membres de ce groupe, tel qu’il ressort habituellement de leurs votes, paraisse déterminé dans une large mesure par des traditions, des valeurs et des représentations propres à ce groupe, plus que par les catégories socio-professionnelles ou le degré d’instruction de ceux qui en font partie ».
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S’inscrivant dans cette tradition, plusieurs sociologues ont démontré l’influence de l’appartenance religieuse dans la détermination des attitudes politiques et du vote. En 1977, Guy Michelat et Michel Simon[2] ont démontré que l’appartenance au catholicisme constituait une variable explicative des comportements électoraux en France : les catholiques votent tendanciellement plus à droite que le reste de la population ; les sans-religions, plus à gauche. Plus la pratique religieuse est intense (avec des indicateurs qui sont aujourd’hui remis en cause, comme la fréquentation des églises ou la participation à la messe), plus le vote est à droite, et inversement.
Ces études ont été appliquées sur les populations musulmanes. Chaque décennie depuis 1981, les enquêtes de l’European Values Study (EVS) prennent par exemple la mesure de l’univers des valeurs et des croyances des Européens en étudiant le lien entre religion et vote. Les résultats ont ainsi régulièrement montré l’orientation marquée à gauche des musulmans de France. De même, certaines enquêtes électorales comme celles du Cevipof, ont par exemple révélé que, sur 100 votes exprimés, 95 s’étaient portés sur Ségolène Royal face à Nicolas Sarkozy lors du second tour de l’élection présidentielle de 2007.
Corrélation ou causalité : la religion est-elle le facteur déterminant ?
Multifactorielle, l’analyse d’un vote n’est jamais évidente. Cependant, si la corrélation entre appartenance religieuse et vote pro-Mélenchon est difficilement contestable, la question est de savoir si cette orientation politique est avant tout expliquée par l’appartenance religieuse (en reprenant la définition de F. Goguel) ou par les autres caractéristiques sociales (appartenance aux catégories les plus jeunes, position socioéconomique moins élevée en général…).
La comparaison des votes entre citoyens aux conditions socioéconomiques similaires révèle que le facteur religieux est déterminant. Près de la moitié des ouvriers et employés musulmans se classent à gauche contre à peu près un quart des ouvriers et employés catholiques (EVS). Après avoir neutralisé les effets liés au niveau de diplôme, à la position socioéconomique et à la catégorie d’âge, Claude Dargent a démontré que les musulmans avaient ainsi sept fois plus de chances de voter Ségolène Royal par rapport aux électeurs se déclarant sans religion – pourtant eux-mêmes plus à gauche que la moyenne.
Le vote de 2022 traduit des mécanismes comparables : l’appartenance religieuse occupe une place déterminante dans le choix électoral, plus prépondérante que les autres facteurs habituellement testés, y compris le fait d’être issu d’une famille d’immigrés. Le vote massif pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle est donc fortement lié au facteur religieux, même si ce facteur n’est pas exclusif.
La spécificité du vote Mélenchon : des entretiens pour comprendre les mécanismes
Des entretiens avec des électeurs de La France insoumise permettent d’apporter un éclairage plus précis sur les déterminants du vote. Kahina, 32 ans, habitante de Pierrefitte-sur-Seine explique son vote qu’elle lie directement à son appartenance religieuse : « Mélenchon est le seul qui nous défendait, qui disait clairement qu’il n’était pas contre les musulmans. Il veut simplement qu’on les laisse tranquilles, il veut les laisser faire leur vie ! C’est pour ça que j’ai voté pour lui, je vous le dis honnêtement : je n’ai même pas lu son programme. Par contre je l’ai écouté à la télévision, il a tout de suite dénoncé la stigmatisation des musulmans, la loi contre le séparatisme. Il a toujours été clair donc il fallait que je vote pour lui. »
Reski, 21 ans, primo-votant à Colombes, abonde dans ce sens : « J’ai failli ne pas voter, mais quand, dans le quartier, certains sont venus pour inscrire les jeunes sur les listes électorales et les inciter à voter, j’ai pris conscience que c’était important. Je n’allais même pas me déplacer mais ensuite j’ai réfléchi et c’est vrai qu’il fallait voter pour le seul grand candidat qui n’attaquait pas l’islam. Je n’ai pas hésité, j’ai voté pour lui. Je sais qu’il y en a d’autres comme Poutou mais ce sont des trop petits candidats sans aucune chance. Lui a dit qu’il était contre le fait de fermer des associations musulmanes comme Baraka City par exemple ! Et ça, ce n’est même pas Le Pen ou Zemmour qui l’a fait, mais Emmanuel Macron. C’est juste une association qui envoyait de l’aide. Ils sont tous contre les musulmans, à part lui. »
Hafida, habitante de Bobigny de 38 ans, évoque également la dimension religieuse : « Quand on voit que des candidats voulaient tuer la liberté en France, nous interdire de porter le voile, il fallait réagir. Ma famille a toujours voté pour les candidats de gauche : il faut avouer que ce sont eux qui ont le plus aidé les gens comme nous, les immigrés, avec des places pour le logement dans les HLM ou ce genre de choses. Je sais qu’il y a beaucoup d’hypocrites parmi eux mais il fallait voter contre ceux qui veulent nous forcer à retirer le voile : Macron pense la même chose, même s’il ne va pas aussi loin. J’ai voté pour Mélenchon avant tout pour ça et en plus j’ai une amie qui est dans leur parti et qui a encouragé tout le monde à aller voter, dont moi ! »
Kamal, 43 ans, habitant de Saint-Denis, fait état de ses hésitations : « Je n’étais pas certain de voter pour lui jusqu’au bout. La dernière fois, je n’ai même pas voté, ni pour la présidentielle, ni pour les législatives, en général je préfère rester chez moi. Mais là il fallait le faire. Mélenchon, je vote pour lui pour l’économie et aussi pour ce qu’il a dit des musulmans. Par contre je ne suis pas d’accord avec ses délires de changement de sexe dans la Constitution, la GPA et toutes ces choses. Si je suis honnête, je suis plus proche de Zemmour que de lui : la théorie du genre, le fait de ne pas punir les délinquants, d’être laxiste et tout… Mais je ne pouvais pas voter contre ma religion. Je ne peux pas supporter qu’un policier vienne enlever le voile de ma mère ! Ils ont une haine de notre religion, je suis obligé de faire face ! »
Ces quelques entretiens, qui ne peuvent évidemment pas prétendre à la représentativité de l’ensemble des votes pour Jean-Luc Mélenchon, confortent néanmoins les analyses sociologiques évoquées : la dimension religieuse est prépondérante chez les citoyens de confession musulmane.
La religion a bien entendu également une influence chez les autres populations composant le corps électoral, mais de manière beaucoup moins évidente et plus diffuse en 2022. Pour illustration, alors que lors des élections présidentielles de 2007 et de 2012, les catholiques pratiquants ont voté pour la droite parlementaire (UMP et centre droit) très au-dessus de la moyenne nationale, leur vote s’est très fortement rapproché de celui de la moyenne des Français en 2022.
La population musulmane en France semble aujourd’hui constituer une entité avec un sentiment d’appartenance relativement fort pouvant se traduire dans le vote. La stratégie électorale de La France insoumise a manifestement touché un électorat qui s’abstient généralement davantage que la moyenne, et qui a perçu en Jean-Luc Mélenchon un candidat susceptible de les défendre en tant que musulmans. Il sera intéressant de vérifier cette tendance lors des prochaines élections : une telle analyse ne peut se fonder que sur des observations répétées.
Ce constat vient remettre en cause la théorie de la sécularisation, qui considère que le développement économique et social implique l’effacement des croyances religieuses. De Bryan R. Wilson[3] à Robert N. Bellah[4], jusqu’à Peter L. Berger[5], de nombreux sociologues ont en effet longtemps défendu l’idée selon laquelle religion et modernité étaient en relation de tension, l’augmentation du niveau de vie étant de nature à réduire la portée sociale de la religion. Pour Auguste Comte, la marche en avant de l’humanité devait conduire de l’« âge théologique » des sociétés anciennes à l’« âge positif » des temps modernes. Max Weber parlera de « désenchantement du monde » pour qualifier la tendance à la rationalisation de la pensée…
En réalité, cette thèse est largement contestée désormais avec l’essor de nouvelles formes de pratiques religieuses ainsi que de mouvances liées à l’islam. L’émergence progressive d’une population musulmane en France avec une sécularisation qui n’est pas comparable aux autres populations démontre que l’évolution n’est pas linéaire, comme l’avait déjà suggéré Gilles Kepel en 1991 dans La Revanche de Dieu.
Le contexte politique peut faire évoluer ces constats : soit le vote des musulmans se rapprochera de celui de la moyenne des Français, comme constaté pour le vote catholique, soit il deviendra un vote de plus en plus homogène qui viendrait remettre en cause l’idéal universel français. Les stratégies électorales et les discours des différents partis exercent manifestement une influence sur la construction de la société : avoir une approche segmentée en s’adressant aux individus en tant que membre d’une communauté religieuse peut renforcer une forme de sentiment d’appartenance. Ainsi, certains se considèrent d’abord comme musulmans avant d’être français, tandis que d’autres voient d’abord des électeurs musulmans avant de voir des citoyens français ; ces deux grilles de lecture constituent les deux faces d’une médaille dangereuse pour la cohésion nationale.
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[1]. F. Goguel, « Un vote protestant ? », in Autres Temps : les cahiers du christianisme social, n° 8, 1985. pp. 4-8.
[2]. Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Presses de Sciences-Po, 1977.
[3]. Religion in Secular Society, 1966
[4]. Beyond Belief: Essays on Religion in a Post-Traditionalist World, 1970
[5]. La Religion dans la conscience moderne, 1971