Causeur. Dans À la gauche du Christ, le livre que vous avez coécrit avec Denis Pelletier, vous retracez l’histoire de ceux qu’on appelle « cathos de gauche » qui ont connu leur heure de gloire après la Libération. Quand ce courant politique est-il né ?
Jean-Louis Schlegel. Il faut chercher les racines de cette mouvance au début du XIXe siècle, dans une Église catholique traumatisée par la Révolution et qui tentait alors de s’ériger en contre-société. À partir de 1830, on peut distinguer quelques intellectuels et hommes politiques, des catholiques fervents, souvent issus de la bourgeoisie éclairée comme Lamennais, Lacordaire et Montalembert, qui demandent à l’Église d’admettre les libertés modernes proclamées par la Révolution (ce qui leur vaut le qualificatif de « libéraux »), mais aussi de reconsidérer la question du régime : monarchie ou république. Ceux-là sont condamnés par le Syllabus (1864), avec sa célèbre phrase finale : sont anathèmes ceux qui pensent que « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Voilà l’acte de naissance de l’Église intransigeante contre le monde moderne. Selon certains, elle est toujours d’actualité.
Après la question des libertés et du régime (république ou monarchie), c’est le socialisme qui, depuis la fin du XIXe siècle, structure la gauche française. Quel rapport ont entretenu les catholiques modernes avec les nouvelles thèses de la gauche ?
Dans les années 1880, l’Église commence à percevoir le « socialisme », au sens large, comme un danger. Elle le condamne et définit sa propre doctrine sociale avec l’encyclique Rerum novarum (1891). C’est dans ce contexte que naît le catholicisme social, qui tente de concilier les consignes papales et les idées nouvelles, et dont l’incarnation la plus connue est la mouvance politico-religieuse du Sillon de Marc Sangnier. À partir de 1894, celui-ci milite pour la réconciliation entre l’Église et la République. Mais en 1910, il est condamné par le pape. Vingt ans plus tard, en 1931, le pape Pie XI écrit, dans Quadragesimo Anno, que le socialisme est « on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne ». En 1937, huit jours avant l’encyclique contre le nazisme Mit brennender Sorge, il publie l’encyclique Divini Redemptoris « contre le communisme athée », qualifié d’« intrinsèquement pervers ».[access capability= »lire_inedits »] En même temps, une différence est malgré tout établie implicitement entre socialisme (social-démocrate) et communisme, ce qui n’est pas insignifiant par temps de « fronts populaires ». Mais en 1945, alors que les catholiques, y compris à Rome, se sont ralliés à la République et à la démocratie, l’Église continue à prôner le vote en faveur du parti chrétien, partout où il existe − en France, il s’agit du Mouvement républicain populaire, le MRP.
L’Église aurait donc une tendance institutionnelle à s’ancrer à droite, du côté de l’ordre et du conservatisme…
Effectivement. L’Église a longtemps été politiquement de droite, en se commettant sans vergogne ni recul dans des politiques conservatrices qu’elle jugeait uniquement à l’aune des faveurs que le pouvoir lui accordait. En France, où la laïcité est née contre l’Église (avec le conflit sur l’École libre qui traverse le siècle), l’Église s’est aussi fortement compromise avec Vichy. Est-elle structurellement à droite ? Certaines tendances vont dans ce sens − goût de l’ordre, de l’autorité, de la tradition −, mais d’autres poussent en sens inverse − rejet du tout-libéralisme économique, politique, moral, engagement social et « altruiste » volontariste…
Le catholicisme de gauche serait donc un catholicisme contre l’Église ?
On peut dire qu’après Mai-68, une certaine gauche catholique a été tentée par un « tout politique de gauche » selon l’Évangile, adoptant en outre l’« outil marxiste » de transformation de la société. Cette option a parfois impliqué aussi une vive critique de l’Église.
Justement, parlons des années 1950-1960 : quelle a été l’attitude des chrétiens pendant la guerre d’Algérie ?
Les chrétiens de gauche qui se sont fortement engagés contre le colonialisme et ses injustices, contre la torture et pour l’indépendance algérienne, se séparent alors du MRP − opposé à la décolonisation − tout en rejetant la politique algérienne de la gauche socialiste laïque. Ils se sont ensuite retrouvés en masse au Parti socialiste unifié (PSU) dont on estime qu’ils constituaient un tiers des effectifs. Cet engagement « à gauche de la gauche » fut peut-être déterminé par un réflexe évangélique et une forme de purisme politique.
Et en Mai-68, sont-ils actifs ?
En Mai-68, ils ne furent pas au premier rang sur les barricades parce que les mouvements chrétiens étudiants étaient en pleine crise : leurs dirigeants, du côté catholique et protestant, avaient été écartés par leurs Églises après de vifs différends − qui portaient précisément sur l’engagement politique. Après Mai-68 émergea un gauchisme chrétien, très minoritaire mais très activiste. Surtout, les militants d’Action catholique, du mouvement Vie nouvelle et de la CFDT déconfessionnalisée rejoignirent en masse le Parti socialiste. Ils affluaient surtout vers ses deux courants « modernistes » : le Ceres de Chevènement et le courant autogestionnaire de Rocard, sans oublier quelques partisans de Jean Poperen, comme Jean-Marc Ayrault. Du côté de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) et de l’ACO (Action catholique ouvrière), il y eut des adhésions − minoritaires − au PC : en 1968, la JOC avait critiqué la révolution étudiante car réalisée par et pour les enfants de bourgeois… Exactement comme la CGT.
Mais sur la libération des mœurs, on imagine que les cathos étaient plutôt hostiles…
Ce n’est pas si simple ! Les cathos de gauche rejetèrent, parfois violemment, l’encyclique de Paul VI Humanae Vitae (juillet 68) qui interdisait la pilule contraceptive. Pourtant, ils sont tout sauf libertaires ! Ce seraient plutôt des « austères », mais ils n’admettent plus que l’Église dicte les normes sexuelles dans la vie du couple, ou qu’elle régente la venue au monde des enfants.
La victoire de la gauche, en 1981, a-t-elle constitué un tournant majeur dans leur histoire politique ?
Sans nul doute, 1981 a marqué une incontestable rupture : pour la première fois, un nombre important de catholiques (évêques et prêtres compris) se sont reconnus dans un gouvernement de gauche. Ce qui veut dire qu’ils n’étaient plus dans l’opposition, mais du côté des vainqueurs et qu’il fallait digérer, si l’on peut dire, la victoire. En fait, ils ne l’ont pas bien digérée : membres de la « deuxième gauche » ou non, ils se sont ou ont été dissous sous Mitterrand, que beaucoup d’entre eux n’aimaient pas, et qui d’ailleurs le leur rendait bien ![/access]
La suite demain…
Jean-Louis Schlegel et Denis Pelletier : À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, 2012.
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