L’Île introuvable de Jean le Gall, c’est la littérature française contemporaine. Il règle ses comptes et apparaît au meilleur de sa forme: guilleret, incisif et totalement désespéré.
Il ne fait aucun doute que toutes les époques, depuis que le monde est monde, ont été minables, ignobles, et que la littérature ne fut même inventée que dans le seul but de les vomir ou de les dépasser.
Jean Le Gall s’en désolait déjà dans son précédent roman, Les Lois de l’Apogée. A la page 382 de son nouveau livre, dans l’ultime virage d’une intrigue rendant hommage au grand maître Dumas , Le Gall, via son anti-héros Olivier Ravanec, nous donne une idée assez précise de son ambitieux projet littéraire : « Je veux faire un roman romanesque où le sujet serait celui de la littérature. Où tout ce qui est proscrit dans les recettes habituelles serait autorisé : l’humour, la digression, le commentaire de commentaire, le mélange des genres, les longs dialogues, une pointe d’aventure, et même la politique. Une sorte de roman total, totalement emmêlé.»
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Jean Le Gall suit scrupuleusement le précepte énoncé en son temps par Kléber Haedens dans son Paradoxe sur le roman : la seule règle à suivre en matière de création romanesque étant de ne s’encombrer d’aucune.
Rougon-Macquart new age
L’Île Introuvable doit donc avant tout être lue comme un vibrant et poignant hommage à toutes les formes de littératures racées, ces châteaux de sable rose desquels on ne s’échappe jamais une fois franchies les portes, indestructibles puisque c’est désormais, 24/24, marée basse : tour à tour recueil d’aphorismes , chronique des mystifications en tous genres des précédentes décennies, conte moral, ballade des gens malheureux et des enfants tristes d’un début de siècle pathétique et toc, chanson de gestes le plus souvent déplacés, fantaisie urbaine et post-punk, théorie de l’effondrement, pamphlet rigolard et doux surgi du Ground Zero ou s’enlise depuis longtemps l’esprit français, livre de la jungle capitaliste, feuille de température confirmant le net refroidissement du climat entre humanoïdes, et bilan comptable en bas duquel pas mal de socialistes ayant découvert, au lendemain du 10 mai 1981, que la seule force tranquille était celle du cash, campent de désolants Rougon-Macquart new age.
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Et c’est peut être ce qu’il y a de plus jouissif, de plus solide et central dans les livres de Le Gall, que ce déboulonnage en règle des élites françaises ignares, ce constat que toutes les classes sociales étant désormais aspirées par le même vide, croire à une éventuelle guerre entre elles tient de la folle utopie. Car il est bien beau de vouloir renverser des élites en faillite, mais quand aucune alternative crédible à celles qui accaparent actuellement les places n’a la moindre chance de surgir à brève échéance, c’est l’impasse. Le livre est une arme certes. Mais le bon livre, pour Le Gall, enseigne avant tout le mépris.
Les quarante merdeuses
Tout en scrutant à la loupe les lamentables Quarante Merdeuses (série en cours) ayant succédé aux Trente Glorieuses, Le Gall admire au télescope et du coin de l’oeil les plus brillantes étoiles de sa galaxie littéraire. De Frédéric Berthet, influence semble-t-il décisive, à Cioran, La Bruyère, la Rochefoucauld, Wilde, Morand, ou encore Mc Inerney (L’Ile Introuvable s’étale sur plus de trente ans et beaucoup trop de poussière…), Lampedusa, Duvert ou Gadenne, la liste de ses admirations est immense et éclectique. Jean Le Gall respire et transpire la littérature. C’est la seule religion de cet amoureux transi, de ce damné viscontien et possédé dostoïevskien.
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Jérôme Vatrigan, dans les Lois de l’Apogée ou Olivier Ravanec, dans L’Ile Introuvable, sont à ranger dans la catégorie des êtres faibles et velléitaires. S’ébrouant mollement dans l’univers de la presse et de l’édition, ils font partie de ceux qui, bon an mal an, ont fini par arriver, sans suer sang et eau, mais dans un drôle d’état… Remarquons que chez le Gall, ce sont toujours les femmes qui portent la culotte. Le strict pantalon de tailleur épouse parfaitement les courbes irréprochables de Dominique Bremmer, la splendide héroïne, pourtant assez pure, de L’Ile Introuvable. Et dans le rôle du bad boy, Vincent Zaïd, sorte de Jay Gatsby aux origines aussi obscures que le héros de Scott Fitzgerald, en a sous ses semelles Berluti. Impossible de ne pas admirer son goût pour la grandeur et l’absolu. Ce qui finit d’ailleurs par poser un dilemme au lecteur. Vincent Zaïd, ce sont les nuits chaudes et sauvages, ces nuits si belles pour leurs otages, où tous les Avions décollent et laissent de grandes traînées de poudre près de lavabos où Aragon, Lagerfeld, Saint-Laurent, Galey ou Banier perdent les pédales, et ça, comme le proclamait naguère le slogan d’une célèbre série télévisée, c’est Palace. Et tous les fantômes d’hier sont, évidemment, d’une autre dimension que nos morts-vivants d’aujourd’hui.
On ne rigole plus !
Comme dans Vol 714 pour Sydney, L’Ile introuvable finit par servir de piste d’atterrissage après un long détournement. Et là, on ne rigole plus. Et moins encore Zaïd que le Lazslo Carreidas d’Hergé. Dernier acte de L’Ile : enfer de Dantès (Edmond), damnation et tout plein de bulles… Avec tout cela, Le Gall, homme de goût, fait tapis avec sa suite (Ravanec le pouilleux, Bremmer, la reine de coeur, Zaïd, l’as de pique), et ramasse la mise en éparpillant toutes les feuilles mortes des habituels sanglots d’automne.
L’Île introuvable, Jean Le Gall (Robert Laffont)
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