Daoud Boughezala. Parlons économie. Beaucoup de Français vous ont découvert avec votre grève de la faim en 2006, une action spectaculaire que vous aviez engagée pour protester contre le déménagement de l’usine d’aluminium Toyal. Vous avez finalement obtenu gain de cause. En quoi est-ce un élément vital pour Lourdios-Ischère ?
Jean Lassalle. Un peu plus de cent employés travaillent à l’usine Toyal. Autrement dit, cela fixe cent familles dans le village. La vallée d’Aspe avait 10 000 habitants au début du siècle dernier et n’en compte plus aujourd’hui que 2600. Imaginez ce qu’il adviendrait sans cette usine ! Dans les années 2000, nous avons connu un baby-boom grâce au maintien du site Toyal et à l’installation de trois centres pour handicapés lourds et de maisons de retraite très évoluées que j’ai organisée dès la décennie 1980. Plus de trois cent enfants sont nés dans la vallée grâce à Toyal…
D’ailleurs, comment cette usine s’est-elle retrouvée au fin fond de votre vallée ?
C’est la propriété d’un groupe japonais que je suis allé chercher lorsque la société canadienne Alcan a quitté le village en 1983, un an après mon élection comme conseiller général de la vallée. Alcan employait alors 680 000 personnes à travers le monde. A Lourdios, l’usine utilisait l’aluminium pour diverses activités en profitant de l’énergie gratuite des chutes d’eau très nombreuses à travers les Pyrénées. Cela avait créé une économie de proximité assez riche et dense. Mais Alcan n’a plus su quoi faire de l’aluminium et a décidé de fermer l’usine. Vous imaginez la catastrophe qui nous tombait dessus ! A force de me battre, je finis par rencontrer le PDG mondial d’Alcan et dîner avec lui. Après une nuit de bringue, il voit mon désarroi et propose de me mettre en relation avec un groupe japonais qui travaillait sur de nouvelles applications de l’aluminium, dont les peintures métallisées produites à partir du pigment d’aluminium. C’était Toyal, qui contrôlait en effet 60% du marché de la peinture des véhicules métallisés. J’apprends alors que Toyal est devenu le numéro 1 mondial de la poudre explosive, à tel point qu’ils équipent les missiles Exocet, que la guerre des Malouines avait rendu célèbre après par l’attaque réussie d’un navire britannique par l’armée argentine. Grâce à cette publicité, la fusée Ariane à Kourou s’en est aussi servi.
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Tout cela a suffi à faire venir Toyal dans la vallée d’Aspe, malgré le niveau des salaires français et l’enclavement de votre village ?!
Je suis allé voir les dirigeants de Toyal à Osaka en empruntant l’argent pour l’avion à un ami car je n’avais pas un kopek. Je convaincs les Japonais et leur explique qu’ils vont pouvoir fabriquer leur peinture dans un lieu paradisiaque, qu’ils montreront dans leurs futures publicités. On a tant et si bien travaillé que l’Etat français a apporté sa part de subventions. Toyal a ainsi obtenu ce qu’il n’avait pas jusque-là : une plateforme en Europe qui lui permet de desservir la Russie, le Maghreb, une partie de l’Afrique. C’était une chance inouïe pour la vallée : Toyal n’avait pas besoin d’autoroute, simplement d’une route pour qu’un camion livre ses lingots d’aluminium une fois par semaine. On éclate le lingot pour extraire le pigment à l’état de poussière, ce qui permet de poster le produit fini. Mais l’administration a ensuite classé l’usine site dangereux à cause du risque d’explosion, alors que les alentours ne sont pas habités.
Ce n’est pas pour cette raison que Toyal entendait déménager son usine en 2006. Quelles étaient les causes de cette mini-délocalisation contre laquelle vous vous êtes soulevé ?
Tout est parti de Total, présent 80 kilomètres plus au sud de la vallée. Total venait de récupérer le site de Lacq, jusqu’alors exploité par la Société nationale des pétroles d’Aquitaine qu’a ensuite rachetée Elf-Aquitaine, d’ailleurs devenu un grand groupe pétrolier grâce à ce site à très grande capacité de production. A partir de Lacq, Elf desservait toute l’Europe en gaz et en pétrole. A la fin des années 1980, Total est arrivé, non pas pour exploiter les derniers gisements de gaz et de pétrole mais pour recueillir la plus grande concession pétrolière qu’un pétrolier ait jamais récupéré. Devenant l’un des premiers groupes mondiaux dans ce domaine, au lieu de profiter de cette aubaine pour reconvertir le bassin de Lacq, ce qui aurait été la moindre des choses après l’avoir complètement dévasté, Total n’a rien remis en état.
Dura lex sed lex : n’est-ce pas la dure loi du capitalisme ?
Total ne payait pas un sou d’impôts en France tout en réalisant 14 milliards de bénéfice par an. Pourtant, il ne s’est même pas donné la peine de faire venir des grands groupes pour reconvertir le site et employer les travailleurs harassés. Au lieu de quoi, Thierry Desmarets, alors patron le plus populaire de France et coqueluche des médias, a décidé de faire venir à Lacq toutes les entreprises qui se situaient dans un rayon de deux cents kilomètres, dont l’usine Toyal. Ce n’était qu’un projet de délocalisation de 80 kilomètres, disaient certains, mais cela aurait signé la mort de la vallée et du site Toyal dans lequel nous avions considérablement investi. Au départ, Toyal n’avait aucune envie de rejoindre le site de Lacq mais Total a menacé les Japonais de leur faire de la concurrence dans le domaine de pétrochimie s’ils ne déménageaient pas leur usine. Au bout de dix ans de discussions, Toyal a nommé un PDG à la solde de Total pour que l’opération puisse aboutir. J’ai essayé toutes les voies de recours légales. Quand je les ai épuisées, j’ai décidé de mener cette grève de la faim.
La légende dit qu’au bout de 39 jours de jeûne, vous avez reçu un coup de fil du président Jacques Chirac qui a débloqué la situation grâce à ses réseaux japonais…
Chirac n’est intervenu que de manière anecdotique en me téléphonant parce que le président de l’Assemblée, Jean-Louis Debré, lui avait dit que j’étais sur le point de mourir. J’étais en effet entré dans une zone critique. Après avoir perdu trente-deux kilos, j’ai obtenu gain de cause devant les caméras de télévision du monde entier lorsque Chirac, Villepin et Sarkozy ont fait signer un accord à Total. Le groupe renonçait à acheter le terrain qu’il comptait exploiter dans le bassin de Lacq tandis que Toyal s’est engagé à doubler le nombre d’emplois pour développer ses activités et acquérir 25 000 mètres carré supplémentaires de terrain, envisageant de fabriquer des feuilles et même des encres d’aluminium. Mais tout cela a été remis en cause quelques années plus tard. En 2011, je me suis rendu compte que Toyal n’avait acquis que 11 000 mètres carré d’espace afin d’y mettre une poubelle !
Plus généralement, comment le pouvoir politique peut-il lutter contre les délocalisations et relancer une industrie nationale ?
C’est un désastre national. La France a perdu 750 000 entreprises en dix ans pendant que son agriculture meurt dans un petit matin blême. L’arrivée de capitaux étrangers, notamment de fonds de pension américains, change radicalement la politique de certaines entreprises. Puisque les banques ne prêtent pas, les chefs d’entreprise font appel à ces forcenés qui exigent un bénéfice de 15% et les poussent à s’installer dans des pays où la main d’œuvre est moins chère. La France a besoin de retrouver l’espace politique et financier qu’elle n’a plus du tout. Je discuterai avec nos frères européens pour revenir à l’Europe des nations du général De Gaulle contre les hauts fonctionnaires de Bruxelles. Je rappellerai à mes collègues européens que la France garantit le parapluie nucléaire de l’Europe, ce qui nous coûte une fortune.
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