Jean Lacouture vient de mourir, à l’âge de 94 ans. Longue vie laissant une belle trace, essentiellement écrite car pour notre bonheur l’homme était graphomane. Dans sa production pléthorique, chacun pourra trouver son compte. Diversité des sujets, qualité de l’analyse et élégance de l’écriture caractérisent cette œuvre. Pour ma part, je mets en haut de la pile son De Gaulle, et les écrits sur le rugby, friandises des lundis qui suivaient les matches du tournoi des cinq nations. Sa disparition a été saluée par un concert d’éloges et aussi, comme d’habitude sur les réseaux, par une bordée d’injures. Mais, surprise, il vient d’être convoqué comme témoin et notamment dans ces colonnes.
André Sénik, rappelant régulièrement qu’il a été communiste, somme ceux qui le seraient restés d’abjurer la foi que lui-même a abandonnée. Et enrôle Jean Lacouture dans ce combat. Avec parfois des arguments qui peuvent donner à penser que si on a changé de trottoir, on y marche toujours de la même façon. En effet il faudrait se demander « sans complaisance si aujourd’hui encore rien ne permet de déceler les racines du totalitarisme chez des gens qui se réclament du marxisme ». Ce qui semble entrer légèrement en contradiction avec la pétition de principe selon laquelle devenu libéral, il serait désormais tolérant. Un autre philosophe, qui dit « se réclamer du marxisme », Slavoj Zizec, pose lui-même la bonne question : « Comment être communiste après Staline ? » Parce que c’est là où André Sénik a raison, toutes les expériences de « socialisme réel » engendrées par la révolution d’octobre ont débouché sur des dictatures, qui furent pour certaines des tragédies sanglantes. Mais recouvrent parfois des réalités très différentes. Difficile d’assimiler Chine et Corée du Nord aujourd’hui. Alors, la foi communiste fut une illusion, c’est incontestable. Mais ce qui fut la grande passion du XXe siècle, aux dimensions religieuses évidentes, n’est pas tombé du ciel. Elle fut le fruit des affrontements sociaux du XIXe siècle qui virent le triomphe du capitalisme dans l’accouchement terriblement brutal de la société industrielle. Triomphe qui déboucha sur une guerre commencée le 1er août 1914 et terminée le 9 novembre 1989.
« Je suis bien tranquille, personne à Causeur n’osera contredire le témoignage de Jean Lacouture. » Bien qu’il ne s’agisse ni d’un témoignage, ni d’un testament et sans le contredire, peut-être serait-il souhaitable de l’éclairer, et de s’interroger sur l’usage qui en est fait. C’est une interview donnée à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles en 1978. Où dans un contexte très particulier, celui de l’exode des boat-people vietnamiens et de la découverte de l’horreur cambodgienne, Jean Lacouture reconnaît qu’il a manqué de vigilance, lui le journaliste. Son anticolonialisme l’a emporté sur son objectivité. Car s’il était anticolonialiste, Jean Lacouture n’était pas communiste, c’était même un anticommuniste de gauche.
Le Vietnam, donc. La guerre oubliée, comme le démontre le silence qui a accompagné le 40e anniversaire de la chute de Saïgon et le 60e des accords de Genève qui avaient mis fin à la première guerre d’Indochine. Oubli étonnant, quand on pense à quel point elle a marqué notre pays et les États-Unis. Comme souvent après la deuxième guerre mondiale, les nationalistes des pays colonisés se convertirent au marxisme pour mener la lutte de libération nationale. Ce qui est exactement le cas de figure des guerres d’Indochine. La première fut gagnée sur le terrain contre les Français et déboucha sur les accords de Genève le 21 juillet 1954. Ceux-ci prévoyaient des élections et une réunification mais les États-Unis et leur protégé au pouvoir à Saïgon refusèrent de les appliquer. Au lieu de cela, ils se débarrassèrent dudit protégé, pour rentrer dans une mécanique que l’on appela escalade, qui se terminera par un retrait piteux et une défaite totale. À l’époque de la guerre froide, les États-Unis, craignant de voir s’appliquer la théorie des dominos, ne manquaient pas d’arguments. Malheureusement, sous-estimant la dimension de libération nationale du conflit, comme de Gaulle le leur rappela dans son discours de Phnom-Penh, ils s’enfermèrent dans une impasse.
Ce fut une guerre abominable[1. J’invite au sujet de la guerre du Vietnam, à la lecture de deux grands livres, tout d’abord l’extraordinaire Putain de mort de Michal Herr (Albin-Michel) pour le côté américain, et plus récemment Ceux du Nord recueil de photographies des reporters de guerre nord-vietnamiens. Rassemblées et préfacées par Patrick Chauvel (Les Arènes).] où, affrontant la première puissance du monde, le Vietnam et son peuple payèrent un prix terrible. Il est clair que pour la mener les Vietnamiens n’ont pas choisi la république parlementaire. Et qu’ils ont commis eux aussi leur compte de crimes de guerre et d’atrocités. Comme on le sait, l’Histoire est tragique et ce n’est jamais le combat simple des bons contre les méchants. Un petit coup d’œil sur le bilan en donne la mesure. Près de 2 millions de civils tués, 1,5 millions de soldats, un pays complètement dévasté par les bombardements, la contamination des sols par le napalm et l’agent orange. Deux fois plus de bombes déversées sur le Vietnam que par les alliés sur tous les fronts de la seconde guerre mondiale. Il y aura un peu moins de 60 000 soldats américains tués.
Mais quand Jean Lacouture donne cette interview, l’heure est à la revanche. Le Vietnam exsangue, ayant plus de mal à organiser la paix qu’à gagner la guerre, comme me le dira un dirigeant vietnamien, voit se développer le phénomène des boat-people, de ces gens du Sud qui fuient la misère et la dictature. Formidable battage médiatique mené en France par les anticommunistes, ce qui est normal, mais aussi, conflit sino-soviétique oblige, par les tribus maoïstes toujours solidement implantées et actives dans le microcosme. Et l’on verra cette scène ahurissante des retrouvailles entre les deux vieillards Aron et Sartre, anciens camarades de normale Sup, se réconciliant sur le perron de l’Élysée et sur le dos du Vietnam. Valéry Giscard d’Estaing, sollicité pour parler des boat-people, n’allait pas se priver de cette gourmandise. Les deux compères tardifs cornaqués par deux autres compères, dirigeants maoïstes à peine repentis, André Glucksmann et Benny Lévy.
Et c’est là que cela deviendrait amusant si ce n’était terrible. Et que l’on mesure la duplicité de certains. Une alliance sino-américaine se met alors en place pour faire payer au Vietnam sa victoire et son alliance avec l’Union soviétique. Dont les maoïstes français, se feront les relais actifs.
Au Cambodge, comme d’habitude, les Américains avaient commis une énorme erreur en provoquant la chute de Norodom Sihanouk, pour installer une de leurs créatures. Ce qui ouvrit un boulevard aux Khmers rouges, très sympathiques aux gauchistes français car soutenus par la Chine de la révolution culturelle dont ils avaient adopté les délires. Parmi nos maos, il se trouva force intellectuels pour nous expliquer que l’évacuation totale de Phnom-Penh quelques jours après sa chute était une bonne idée. Les seules questions un peu gênées (anti-impérialisme oblige) provenaient des rangs des communistes français alertés par leurs amis vietnamiens.
Pourtant ceux qui s’étaient déchaînés contre le Vietnam à cause de ses boat-people n’eurent pas un mot concernant le Cambodge et ce que l’on commençait quand même à savoir. Jean Lacouture ne fit pas partie de ceux-là. Il reconnut un manque de vigilance fautif pour un journaliste. Et il le fit avant la chute des Khmers rouges et le dévoilement complet de l’horreur. Cette chute et la fin du cauchemar survinrent à la fin de l’année 1979, avec l’intervention vietnamienne. Ce qui n’empêcha pas la cohorte des belles âmes de la condamner et de soutenir le maintien, voulu par les Américains et la Chine, de l’occupation du siège du Cambodge à l’ONU par les Khmers rouges. Ainsi que les opérations de déstabilisation financées par les États-Unis à la frontière avec la Thaïlande. Elles allèrent même jusqu’à applaudir la « guerre punitive » lancée par la Chine contre le Vietnam. Jean Lacouture se comporta lui en honnête homme en condamnant cette attitude, prenant sur ce point le parti du Vietnam. Et ce, bien après la publication du « témoignage – testament » que l’on nous brandit aujourd’hui.
Bien inutilement d’ailleurs, car cette interview ne nous apprend rien sur la question de l’échec du « socialisme réel ». Sa valeur probante ne portant que sur l’honnêteté intellectuelle de Jean Lacouture.
Dommage de se contenter de si peu. Car le travail de déconstruction du marxisme-léninisme (y compris dans son absurde version maoïste) est tout à fait indispensable. Ne serait-ce que pour enfin savoir si les idées d’universalisme et d’émancipation humaine doivent être définitivement enterrées. Les repentis sont les bienvenus pour y participer. Mais peut-être en évitant d’enrôler des gens ou des textes qui n’ont pas grand-chose à y faire.
Cher André Sénik, je crains que vous ne soyez pas assez anticommuniste.
*Photo : ELIZERMAN/SIPA/1507201122
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