L’hommage à Jean-Jacques Beineix par Pascal Louvrier, qui l’a rencontré
Avec la mort de Jean-Jacques Beineix, c’est un style qu’on enterre. Un souffle de liberté, d’audace, d’érotisme passait dans ses films. Je retiendrai en priorité son film culte « 37°2 le matin », tiré du roman éponyme de Philippe Djian.
Je me souviens de l’avoir rencontré dans son duplex face au cimetière de Montmartre où reposent François Truffaut et Jeanne Moreau, pour ne citer qu’eux. A l’époque j’écrivais la première biographie de Béatrice Dalle. « 37°2 » raconte l’histoire tragique de deux écorchés vifs. Lui est écrivain, Zorg, interprété par Jean-Luc Anglade, tout en muscles, viril et fragile à la fois ; elle, c’est Betty, rayonnante, folle, insolente, premier rôle pour Béatrice Dalle, repérée par Dominique Besnehard.
Interdit aux moins de 18 ans
Ça débute par une scène très sexuelle, qui vaut au réalisateur une interdiction en salle aux moins de 18 ans. Les deux acteurs ont-ils réellement fait l’amour devant la caméra ? Probablement. C’est l’été, jaune et bleu, images saturées de couleurs. Beineix nous place dans un univers envoûtant. La mort flaire sa proie. Eros, une nouvelle fois, lié à Thanatos. Il y a cette scène où l’on voit Betty, dans sa robe rouge, sur un chemin de campagne, avec les cloches du village, les montagnes au loin, le coucher de soleil. De la poésie pure. Les grandes histoires finissent mal, c’est bien connu. Betty s’arrache un œil, sa raison a rendu les armes. Elle n’est plus de ce monde. La société déclare fou celui qui injecte du désordre dans le quotidien. Jamais quelqu’un n’aura vu aussi loin que Betty.
Pasolini n’aurait pas mieux saisi le visage de cette sainte infernale. À cet instant-là, Beineix rejoignait le cercle fermé des grands cinéastes.
Un cinéaste qui lisait Bataille
Je me souviens donc de cette rencontre. Dans sa bibliothèque, il y a les tomes 1 et 2 des Œuvres complètes de Georges Bataille. Il est assis derrière le grand écran de son ordinateur. Cheveux très courts, bouc blanc, lunettes rondes posées sur le haut du crâne. Sweat-shirt marron, pantalon décontracté, sandales sur chaussettes. De petits yeux malins. On va rester ensemble deux heures. Il parle de Béatrice Dalle, de « 37°2 », du cinéma, de sa procrastination. Adjani était prête à incarner Betty. Il voulait une inconnue. Besnehard déniche la perle rare. Beineix trouve Béatrice totalement dans la provoc. Elle ne joue pas, elle exprime sa personnalité sans filtre. Elle n’en a rien à foutre ! Il confie : « Elle a une manière d’être qui est unique. Elle m’a fait penser à Bardot. Bardot, elle était fausse, mais c’était Bardot ! Je retrouve chez Béatrice une forme d’innocence qu’il y avait chez Bardot, chez Marilyn Monroe. C’est des étoiles filantes. Elles atteignent à des mythologies. »
La conversation se poursuit, passionnante. Il revient sur Béatrice. « Elle demande beaucoup. Ce n’est pas sur des rails avec elle. En même temps, elle n’est pas chiante. Un peu capricieuse, c’est tout. J’en ai connu des emmerdeuses ! Et des alcoolos ! »
Il avait son franc-parler, Beineix.
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Puis il évoque le couple Béatrice/Jean-Luc. De sa voix légèrement flûtée, il dit : « Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre. Ils étaient beaux, jeunes, extraordinaires à regarder. Il y avait quelque chose de très pur, en fait. C’étaient Roméo et Juliette. Un miracle amoureux, en somme. C’est un métier dangereux, le métier d’acteur. Il y a une confusion des genres. Le public… le privé… Tout ça se mélange. C’est l’extimité. On se montre, on touche à l’exhibitionnisme. L’Église, ne l’oublions pas, condamnait les acteurs. Ils flirtaient tout le temps. C’est clair qu’on ne savait plus si on était dans le film. Au ‘’Coupez !’’, ça continuait. »
Un film culte
On en revient toujours à ce film culte. « Betty, précise Beineix, arrive à cette définition qui fait que l’internement peut être prescrit. Elle met sa vie, ou celle des autres, en danger. Elle est borderline. Elle est une allégorie de la liberté. Elle est très moderne dans sa révolte. Betty ne supporte pas la mollesse des hommes. »
J’ai demandé au cinéaste une anecdote de tournage. Il s’est souvenu de celle-ci : « Béatrice trouvait qu’elle avait un gros cul. J’avais acheté un short fendu sur le côté, un short en satin. J’en avais acheté plusieurs en fait, une sorte d’intuition. Béatrice le porte quand elle s’enfuit dans la rue poursuivie par Zorg. C’était un plan-séquence, avec une Méhari, qu’on faisait dans les petites rues de Marvejols. Tout à coup, je vois qu’il y a un problème. Je demande où est le short. Personne ne répond. L’habilleuse finit par avouer que Béatrice avait lacéré le short. Alors, j’ai sorti un autre short. C’est con qu’on n’ait pas gardé le short lacéré. On l’aurait vendu pour une œuvre caritative ! Cette anecdote est belle, car elle m’amène à réfléchir sur ce qu’est un acteur. Béatrice ne faisait pas la différence entre ‘’ce que je suis et ce que je joue’’. Depardieu était comme ça, au début de sa carrière. »
Fier de « 37°2 », Beineix tenait à confesser : « La violence faite à soi-même, c’est terrible. Les gens sont persuadés qu’il y a la scène où Betty s’arrache un œil. Mais cette scène n’existe pas ! On ne la voit jamais s’arracher l’œil. Eux, si, ils la voient. Le succès du film vient de ça aussi. »
Jean-Jacques Beineix n’a réalisé que six longs métrages. Mais la qualité et l’originalité furent au rendez-vous. À la fin de notre entretien, je lui avais demandé pourquoi il tournait assez peu. « Il faut tout de suite se lancer dans un autre film. Comme pour un roman. Moi, je suis tombé dans l’inverse. Plus le temps passe, plus c’est difficile. Je suis une sorte d’Adjani ! » Il avait ri en disant cela. Car il ne se prenait pas au sérieux.
Avant de conclure cet hommage, je repense à la phrase du roman de Djian : « Le monde est trop petit pour Betty. » Il l’était pour le réalisateur de « Diva », « La lune dans le caniveau », ou encore « IP5, l’ile aux pachydermes ». Il a préféré s’éclipser sur la pointe des pieds, en silence.