Originaire de Manosque, Jean Giono (1895-1970) demeure le seul écrivain païen de langue française. Un volume de « La Pléiade » permet d’explorer différentes facettes de son oeuvre lumineuse dont la nature est le cœur vivant.
« Il y aura eu d’abord pour nous comme une fraîcheur d’eau au creux de la main. » C’est ainsi que Philippe Jaccottet termine la préface à sa traduction de l’Odyssée, la plus belle sans doute. C’est aussi la sensation que laisse la lecture de l’œuvre de Jean Giono dont on célèbre cette année le cinquantenaire de la mort. Est-ce tout à fait un hasard ? Giono écrit un de ses premiers livres, Naissance de l’Odyssée, qui paraît en 1930, sous les auspices d’Homère, le grand aveugle qui voyait tout. Il s’agit d’une relecture presque bouffonne du mythe d’Ulysse : le héros de la guerre de Troie n’a pas vécu toutes les aventures qu’on lui connaît, il a simplement pris son temps, ce franc buveur qui parle bien, pour rentrer à Ithaque, peu pressé de retrouver Pénélope. Alors, pour expliquer son retard de dix ans, il ment et il invente. Mais il le fait avec un tel art qu’on préfère le croire. « Si la légende est plus belle que la réalité, alors imprime la légende », dit une réplique célèbre de L’homme qui tua Liberty Valence de John Ford.
Giono hors du temps
On peut y voir une clef de l’art poétique de Giono. Il ne sera pas un auteur réaliste, ce qui ne veut pas dire, au contraire, qu’il ne nous donnera pas à voir une autre réalité, peut-être plus vraie, plus essentielle. C’est Homère qui permet cette transfiguration émerveillée pour Giono, et cela dès l’enfance. Dans Jean le Bleu (1932), son seul livre réellement autobiographique, il se décrit enfant au milieu des moissons. Un ouvrier agricole, « l’homme noir », lui donne l’Iliade : « Je lus l’Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d’hommes portant des faux. […] Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces épieux, ces piques, ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues ; j’étais dans l’Iliade rousse. » Giono renoue ainsi, et il est le seul dans la littérature du XXe siècle, avec les modes de récit les plus archaïques, comme la prose scandée du Serpent d’étoiles ou du Grand Troupeau, en leur donnant les allures de ces textes fondateurs qui chantent la naissance ou la mort des civilisations.
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Cet anniversaire de la mort de Jean Giono aura au moins l’avantage, espérons-le, de remettre au centre du jeu un écrivain qui a réinventé le roman pour mieux réinventer le monde comme l’ont fait, à leur manière, Proust et Céline. Mais, tandis que ces deux derniers occupent une place incontestable, celle de Giono est moins évidente. On le range souvent dans la case bien commode d’un chantre de la Provence pour une bonne partie de son œuvre. Impossible de le cantonner, pourtant, à un régionalisme. La Provence n’est Provence pour Giono que si elle est aimée comme un lieu qui ouvre sur l’universel : « Il n’y a pas de Provence. Qui l’aime aime le monde ou n’aime rien. »
Comme tous les grands, également, Giono invente sa langue, sa syntaxe, ses métaphores, car ce qu’il voit est la fois très nouveau et très ancien : le monde est une totalité vivante qu’il saisit à travers un panthéisme joyeux, un matérialisme enchanté comme celui des présocratiques. Il fait donc partie de ces écrivains que l’on reconnaît au bout de deux ou trois lignes dans une dégustation à l’aveugle, parce qu’il s’est placé, d’emblée, hors du temps et hors de son temps.
Gaucho et collabo
Un épisode emblématique de sa biographie prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’une posture littéraire, mais d’une véritable aptitude à vivre dans un univers parallèle. Né en 1895 et mort en 1970, il réussit l’exploit, au moment de la Seconde Guerre mondiale, d’être arrêté le 14 septembre 1939 et emprisonné pendant deux mois pour pacifisme, et, à la Libération, d’être de nouveau incarcéré, mais pour collaboration cette fois, avant d’être assigné à résidence dans les Bouches-du-Rhône toute l’année 1945, loin de sa chère Manosque.
Alors, Giono gaucho ou Giono collabo ? La réponse n’est que de peu d’importance. C’est comme vouloir en faire un pionnier de l’écologie parce qu’il a écrit L’homme qui plantait des arbres et que la nature est le cœur vivant de son œuvre. L’erreur est hélas commune, ces temps-ci, de relire les œuvres du passé avec les catégories morales ou politiques du présent. L’exercice est encore plus absurde s’agissant de Giono qui a voulu donner un caractère non pas intemporel mais atemporel à nombre de ses livres. Celui que nous considérons, pour notre part comme son plus grand roman, Le Chant du monde, est radicalement insituable. Il aurait pu être écrit à n’importe quelle époque passée, présente, future. C’est un magnifique western épique, une histoire d’amour entre une aveugle et un homme qui vit sur un fleuve, fleuve qui est lui-même un personnage essentiel. Les hommes ont des fusils, mais ils se comportent comme des Grecs anciens. Les lieux ne sont pas nommés, les distances soumises à une géométrie non euclidienne, les villes sont rares, souvent en ruines, ou presque.
Une seule rencontre avec l’histoire réelle de son siècle aura suffi à Giono : mobilisé en 1914, il est de Verdun, du Chemin des Dames et manque de perdre la vue quand il est gazé lors de la bataille du mont Kemmel sur la frontière belge, avant d’être démobilisé en 1919. Contrairement aux autres écrivains anciens combattants de sa génération, comme Aragon, Breton, Céline, qui vont crier leur révolte, Giono mettra longtemps à en parler, pansant ses plaies à Manosque. Mais ce sera pour aboutir à un pacifisme radical, celui du Grand Troupeau (1931), et surtout de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, écrite en 1938 alors que la France se prépare à un terrible match retour qu’elle va perdre. Ce texte sera considéré comme munichois puis comme un des bréviaires du pétainisme, alors que Giono est avant tout effondré par l’amnésie qui a si vite effacé le cauchemar : « Il est impossible d’expliquer l’horreur de quarante-deux jours d’attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on qu’il y a pour ces hommes neufs une sorte d’attrait dans l’horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. »
Giono n’a eu qu’une seule ambition, celle de célébrer ce qu’on pourrait appeler l’alliance du vivant. Le choix opéré par le volume de « La Pléiade » qui sort à l’occasion de cette commémoration sous le titre Un roi sans divertissement et autres romans en est une belle illustration. Sont volontairement écartés les quatre romans du Cycle du Hussard de l’après-guerre, fuite stendhalienne dans le monde, parallèle lui aussi, de La Chartreuse de Parme, roman fétiche pour Giono qui le lisait déjà dans les tranchées. En revanche, toute la place est faite au Giono païen, au Giono panthéiste qui de Colline (1929), son premier roman publié, à L’Iris de Suse (1970), écrit à la veille de sa mort, joue de sa Provence rêvée comme Faulkner le fera avec son imaginaire comté de Yoknapatawpha, symbole d’un Sud mythifié, somptueux, féroce, mortifère où se déroulent nombre de ses plus grands romans, Sartoris, Le Bruit et la Fureur, Lumière d’août, Tandis que j’agonise… Giono a explicitement reconnu son admiration pour Faulkner, comme lui inventeur et cartographe des passions shakespeariennes dans ce que Giono appelait « un Sud imaginaire ». Les destins de lignées maudites, les fatalités familiales sont des thèmes communs aux deux géants : les Coste dans Le Moulin de Pologne ou les Frédéric dans Un roi sans divertissement, deux romans qu’on trouvera dans cette « Pléiade » font écho de manière troublante aux Sutpen d’Absalon, Absalon ! ou aux Sartoris du roman éponyme. Mais l’influence de Faulkner joue aussi, chez Giono, dans la manière de raconter, notamment dans ses romans d’après-guerre regroupés sous l’appellation de Chroniques romanesques, comme Ennemonde et autres caractères. Ces romans racontent la désintégration de personnages qui va de pair avec une désintégration, maîtrisée, du récit lui-même. Si le roi est sans divertissement, ce n’est pas le cas de l’écrivain qui joue avec le genre, mais de manière beaucoup moins ennuyeuse, beaucoup plus comique même, que le fera bientôt le Nouveau Roman : Giono multiplie les versions contradictoires, les narrateurs aux identités floues, les conversations qui ne mènent nulle part, les désordres de la chronologie. Dans Un roi sans divertissement, terrible roman nocturne et neigeux sur une série de meurtres dans un village de haute montagne cerné par l’hiver avec un enquêteur, comme dans un vrai roman policier (Giono était un grand amateur des « Série noire »), le malaise du lecteur, son sentiment d’oppression est encore renforcé par une forme d’insécurité narrative, d’autant plus que le coupable est davantage qu’un simple individu : c’est l’Ennui, cette malédiction pascalienne, cet autre visage du mal.
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Alors oubliez la noirceur du désenchantement moderne : vous rencontrerez bien sûr des tragédies chez Giono, la terre n’est pas forcément bonne fille, les saisons peuvent mordre, les éléments se révéler impitoyables, mais ce n’est que la rançon, finalement légère, pour retrouver le plaisir d’être réellement vivant. « Sans bien savoir au juste, il se voyait dans son île, debout, dressant les bras, les poings illuminés de joies arrachées au monde. »