Berlin, 20 mars 1942. Danielle Darrieux, Suzy Delair, Viviane Romance et Albert Préjean dînent non loin de Joseph Goebbels à l’occasion de la sortie d’un film d’Henri Decoin, Premier rendez-vous. Je ne leur jette pas la pierre, il y a sans doute des gens à protéger et puis, les engrenages commencent toujours innocemment. Mais c’est plus fort que moi, je me sens beaucoup plus proche de Jean-Marie Legrand, Jean Moncorgé, Jean-Paul Salomons, Jean-Alfred Villain-Marais et Jacques Feydeau.
Legrand, c’est Jean Nohain, né le 16 février 1900 à Paris, producteur de télévision, scénariste, parolier de Mireille ; Jean Moncorgé, Jean Gabin, né le 17 mai 1904 à Paris, comédien ; Jean-Paul Salomons, Jean-Pierre Aumont, né le 5 janvier 1911 à Paris, comédien ; Jean-Alfred Villain-Marais, né le 11 décembre 1911 à Cherbourg. Jean Marais, comédien puis sculpteur, Jacques Feydeau, fils de Georges, né en 1918 à Paris et Jacques Terrane, comédien, ont en commun d’avoir combattu pour la France libre. Le cas le plus beau et le plus terrible, est celui de Jacques Terrane. En 1938, il tourne, sous la direction de Jacques Feyder, La Loi du Nord avec Michèle Morgan, Charles Vanel et Pierre-Richard Wilm. Le film ne sort qu’en 1942 sous le titre de La Piste du Nord. Chacun trouve toutes les qualités à Terrane qui surclasse le falot Richard-Wilm. Terrane est mort, un an avant, en Syrie, dans les combats contre les vichystes.
Jean Nohain rejoint Alger libéré et fonde le Centre artistique de la France libre, qui se propose de divertir les troupes, mais s’engage finalement dans la 2e DB du général Leclerc, armée-modèle pensée par de Gaulle dès les années 1930 qui a tant manqué en juin 1940. Nohain est blessé au visage lors de la prise de Strasbourg, ce qui lui vaut une cicatrice visible quand il présentera « 36 Chandelles » à la télévision dans les années 1950[1. Son frère comédien, Claude Dauphin, parle à Radio Londres en compagnie d’André Gillois (Maurice Diamant-Bergé), réalisateur et scénariste.]. Après deux films à Hollywood, Jean-Pierre Aumont, rejoint la 1ère Division de Français libres (ou plutôt l’ex-DFL rebaptisée Division d’infanterie motorisée) en Italie, où il devient aide de camp du général Brosset. Jean Marais, dont la seule activité de résistance était d’avoir cassé la gueule à un journaliste collabo, Alain Laubreaux, ce qui lui avait valu de gros ennuis, s’engage dans la 2e DB dès la libération de Paris. Il se retrouve dans le Train, n’allant jamais au feu parce qu’en fin de colonne. Son convoi est bombardé. Enfin ! Les hommes se précipitent hors de la route. Il neige. Marais ne veut pas attraper froid et reste dans son camion. Il reçoit la Croix de guerre pour « conduite exemplaire ». Il raconte tout cela avec beaucoup d’humour dans ses souvenirs.
La grande personnalité, celle qui symbolise et même synthétise le mieux le Français râleur mais bon gars, dont on dirait aujourd’hui qu’il est « franchouillard », c’est évidemment Gabin. Il s’emmerde à Hollywood, où il a d’abord tourné une bluette : La Péniche du bonheur. Les mauvaises langues qui prétendent qu’il s’est engagé pour en mettre plein la vue à Marlène Dietrich, voire pour la fuir, en seront pour leurs frais. La raison profonde, il la confie à son ami et biographe André Brunelin : « Je partais avec le sentiment que j’allais laisser ma peau dans cette guerre, que pourtant je voulais faire pour être en règle avec moi-même […] Si j’avais dû rester aux États-Unis, je crois que j’aurais crevé d’ennui, alors, crever pour crever… » Il dit bien « en règle avec moi-même » et non « avec mes idées ». Ce n’est pas un intellectuel, mais un homme. Il rejoint la France libre, qui s’appelle désormais la France combattante, mais ses représentants lui demandent de jouer d’abord dans un film de propagande : L’Imposteur (1943), sous la direction de Julien Duvivier, avec qui il a déjà tourné cinq films. C’est le seul film qui montre la naissance de la France libre en Afrique[2. En Union soviétique, le film de Boris Barnett, Un brave garçon / Ceux de Novgorod (1943), raconte l’histoire d’un aviateur français de Normandie-Niémen abattu et recueilli par les partisans.]. Le tournage bouclé, il s’embarque sur un navire des FNFL qui est attaqué par l’aviation allemande non loin d’Alger. Sa citation, qui lui vaut la médaille militaire, révèle que « embarqué à bord de l’escorteur de pétroliers Elorn, comme capitaine d’armes, [Gabin] a contribué à repousser de violentes attaques d’avions ennemis au large du cap Tenes ». Avant de partir, il avait vu Humphrey Bogart faire la même chose dans le film Convoi pour Mourmansk, ce qui lui inspirera des pensées très sarcastiques…
Il ne rejoint la 2e DB et son régiment blindé de fusiliers marins que pour la prise de Colmar, puis celle de Royan, et retour en Allemagne. Nouvelle citation : « Volontaire du RBFM, a pris, sur sa demande, des fonctions de chef de char du Souffleur II, devenant le plus vieux chef de char du régiment. A participé à toute la fin de la campagne de la division Leclerc, de Royan à Berchtesgaden[3. N’en déplaise au très anti-français Spielberg et à son complice Tom Hanks, ce sont bien les Français qui ont pris Berchtesgaden. Cf. la série télé Band of Brothers.], faisant preuve des plus belles qualités d’allant, de courage et de valeur militaire. » Léger détail : Gabin, de tempérament « anar » était claustrophobe et avait peur du feu. Gabin n’est pas du genre « ancien combattant » mais, le 14 juillet 1945, de sa chambre du Claridge, il voit passer son régiment et son char Souffleur II avec « à sa tête mon second “Gogo” – Le Gonidec – qui avait l’air content d’être là. C’était con, mais j’ai pas pu m’empêcher de chialer. »
Gabin et Aumont, et Nohain, et Marais, et Terrane[4. Comment oublier Robert Lynen, né le 24 mai 1920, Poil de Carotte en 1932, résistant, exécuté le 1er avril 1944 à Karlsruhe ? Et comment ne pas évoquer l’écrivain Jean Prévost, mort au Vercors, fusillé le 1er août 1944 et dont le second, Jean Valère, devint réalisateur de films ?] nous donnent une leçon, sans doute une leçon pour l’avenir. On est français, on fait preuve de toutes les qualités nationales d’indiscipline mais, devant ce qu’on sait être son devoir, on l’accomplit puis on retourne à ses occupations.
Bibliographie : André Brunelin : Gabin (Robert Laffont) ; Jean-Pierre Aumont : Le Soleil et les Ombres (Robert Laffont).
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !