M comme Kahn

JFK fait son encyclopédie !


M comme Kahn
Jean-François Kahn. Photo : Hannah Assouline

Armé de son savoir encyclopédique et d’un humour dévastateur, Jean-François Kahn consacre un dictionnaire entier à la lettre M. De « Macron » à « mécanique » en passant par « Malraux », le fondateur de Marianne nous régale de ses marottes. Et signe un autoportrait en creux.


Ses proches le savent : Jean-François Kahn reste un enfant surdoué qui, à 80 ans, a conservé une soif d’apprendre – ou libido sciendi – tous azimuts. Pour ceux qui ne connaissent le fondateur de Marianne que par médias interposés, la lecture de M la maudite, la lettre qui permet de tout dire, sera une heureuse rencontre avec cet esprit foisonnant.

La première chose qui saute aux yeux est la prolixité – 660 pages et des centaines d’entrées –, ainsi que la diversité des sujets. Rien ne semble épuiser le désir de comprendre et le besoin d’expliquer, d’argumenter et de convaincre, qui anime JFK. D’articles lapidaires jetés en quelques mots – « Mitigé (accueil) : Hostilité totale qui se pommade », « Made in : China » – jusqu’à de longs développements d’une dizaine de pages (« Mai 68 ») en passant par des entrées moyennes de deux ou trois pages, JFK brasse des univers très divers avec espièglerie et boulimie. Ce grand admirateur de Victor Hugo a poussé la démarche littéraire de celui-ci jusqu’au bout : abandonner le roman et garder uniquement les digressions…  Ce recueil de digressions, il l’appelle « contre-encyclopédie », un terme qui mérite bien un petit détour étymologique. L’enkyklios embrasse l’ensemble du savoir. Il est ici associé à l’enfant (paîs) enfoui dans paideia (« παιδεία ») qui signifie « élevage d’enfant » (autrement dit, éducation). Si on ajoute le terme « contre » avec son petit côté contestataire, on a déjà une idée de l’entrée « Kahn » qui figurera dans le tome K : « Kahn, Jean-François : enfant rebelle né en 1938 qui veut tout savoir sur tout pour l’expliquer au plus grand nombre. »

Comme son auteur le précise en introduction, « cet ouvrage est à la fois le concentré des expériences d’une vie et le reflet de ce kaléidoscope qu’est la vie » – en somme, une sorte d’autobiographie intellectuelle.

Le premier étage de ce récit de soi est constitué des nombreuses anecdotes vécues et délicieusement racontées, qui se cachent dans plusieurs articles. Ma favorite est celle qui surprend le lecteur à la fin de l’entrée « Malraux (André) ». JFK a 22 ans quand un concours de circonstances le conduit à couvrir la première visite officielle en France du roi Hassan II. Ce qui donne ce récit : « On m’installa dans un fauteuil, à côté du souverain assis sur une manière de trône. Les tableaux, montés sur roulettes, étaient poussés devant le monarque, donc devant nous. C’est Malraux qui les avait choisis et qui les commentait. Or – j’ai honte ! –, mais je n’ai rien retenu de ses commentaires. Mais je me souviens, comme si c’était hier, de la tête déconfite d’Hassan II constatant que le ministre de la Culture n’avait pas sélectionné… la Joconde ! » Dans l’entrée « Mandela (Nelson) », il nous raconte comment en 1976 une chronique qu’il projetait de lire sur France Inter a été jugée par la direction de l’antenne « trop critique de l’Afrique du Sud ». Les temps changent…

Ces petites histoires parsemées au fil du volume montrent que, pendant plusieurs décennies, ce curieux insatiable qu’est JFK a eu la chance d’être le témoin oculaire des événements, l’observateur attentif des grands hommes et un acteur de la mémoire collective. Mais JFK n’est pas uniquement témoin et narrateur. C’est aussi un infatigable, et même boulimique, lecteur. Il a (presque) tout lu. Si bien qu’avant d’écrire une encyclopédie, JFK en était déjà une.

Toujours dans l’article Malraux, JFK déterre pour nous des réflexions bien cachées derrière les quelques citations trop connues, au point de devenir l’équivalent intellectuel des Quatre saisons de Vivaldi. On découvre ainsi qu’en 1974, Malraux a écrit « pour justifier son scepticisme à l’endroit de l’utopie “européiste” : “Il faudrait [pour qu’elle prenne corps] un ennemi commun, mais le seul ennemi commun qui pourrait exister serait l’islam.” » Et ceci en 1933 : « La différence qui nous oppose au fascisme devra se résoudre un jour à la mitraillette. » On peut se demander avec l’auteur de M la Maudite pourquoi la postérité a préféré des formules creuses à des observations si prémonitoires.

La démarche subjective de Kahn se lit par certains choix d’entrées où l’auteur cherchait un bon cintre pour un costume coupé d’avance. Il consacre ainsi quelques lignes à Bernard Mandeville, le philosophe auteur de la Fable des abeilles, qui entend démontrer que l’agrégation des égoïsmes fait le bien commun. Pour JFK, c’est bien entendu une occasion de critiquer le libéralisme économique, voire la logique du capitalisme, deux termes qui n’ont pas le bon goût de commencer par « M ».

Cependant, l’élection présidentielle a en quelque sorte validé la dilection de Kahn pour la lettre « M ». On a donc droit à une délicieuse entrée « Macron, Naevius Sutorius (21 avant Jésus-Christ – 38 après Jésus-Christ) » rappelant ce fameux romain, ce « jeune ambitieux qui a trahi son protecteur ». Et puis, pour la route, une petite blague à l’entrée « Mécanique », quelque part entre Galilée, Newton et Einstein : « Quel raisonnement mécanique eût permis en 2016 de prévoir l’élection d’Emmanuel Macron ? »

Qu’on se rassure, la contre-encyclopédie fantaisiste de Jean-François Kahn comporte bien un article Macron (Emmanuel), sujet sur lequel JFK le prophète du centre est peut-être le plus attendu. Or, pour lui, la victoire de Macron n’est pas le Grand Soir du centrisme, mais une étape supplémentaire dans la longue agonie de la Ve République dont la perversité des institutions condamne le système politique français. Un discret éloge du centre traverse le livre, à travers les articles Marx et Marcuse, par les piques semées ici et là ciblant le libéralisme économique et surtout l’éloge de Mandela le modéré : « Leçon de pragmatisme, Mandela fut, à sa manière un anti-Boumédiène, un anti-Chavez, un anti-Mélenchon bien qu’il partageât une partie des aspirations de tous ces gens-là. […] C’est ainsi que ce socialiste frotté de marxisme, qui avait intégré les communistes à l’ANC, renonça aux expropriations et aux nationalisations, parce que la fin d’une aberration morale, d’une horreur philosophique, d’un scandale démocratique, parce que l’émancipation d’un peuple, enfin, valaient bien cette messe. » On peut donc – comme Mandela et JFK – aimer passionnément le peuple tout en détestant la Révolution et les révolutionnaires…

Il faut lire M la Maudite comme on irait aux champignons, pour une balade littéraire, politique dans notre époque réservant nombre d’heureuses surprises et gourmandises. Dommage que ce plaisir soit un peu gâché par le sentiment qu’on est en train de lire l’un des derniers représentants du grand journalisme à l’ancienne – quand celui-ci était encore un métier intellectuel.

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Décembre 2018 - Causeur #63

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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