Pour l’éditeur-théologien-historien, qui publie Le Sabre et le Turban, derrière les apparents revirements, l’histoire de la Turquie moderne est marquée depuis un siècle par une profonde continuité. Entre national-islamisme et islamisme national, le pays reste prisonnier des traumatismes de sa naissance.
Causeur. Depuis plus d’une décennie, Recep Tayyip Erdogan joue à l’enfant terrible sur la scène internationale tout en étouffant les libertés à l’intérieur de la Turquie. Dans votre livre, vous estimez que l’homme et son règne ne sont nullement un accident de parcours, mais qu’ils constituent au contraire l’aboutissement logique d’une histoire séculaire commencée avec Mustafa Kemal.
Jean-François Colosimo. En effet. Nous nous comportons comme s’il existait deux Turquie, une bonne et une mauvaise, entre lesquelles il nous faudrait choisir. Or, il n’est qu’une seule et même Turquie. Cet État-nation moderne est né, il y a à peine cent ans, d’un triple trauma. D’une part, la décomposition de l’Empire ottoman à partir des Temps modernes. D’autre part, le trou noir du génocide des Arméniens commis par les Jeunes-Turcs en 1915. Enfin, la Sublime Porte ayant lié son sort au Reich allemand, le syndrome de la défaite en 1918.
La Turquie qui surgit des décombres impériaux porte en elle l’angoisse de disparaître, car elle a failli ne pas être. En 1920, par le traité de Sèvres, les Alliés la réduisent au plateau anatolien flanqué d’une grande Arménie et d’une ébauche de Kurdistan. En 1923, Mustafa Kemal, vainqueur de la guerre de révolution nationale, impose les frontières élargies du traité de Lausanne, celles d’aujourd’hui, qui absorbent les territoires promis aux Arméniens et aux Kurdes. Une revanche dont Recep Tayyip Erdogan est le fier héritier.
Quels sont, selon vous, par-delà la simple succession chronologique, les éléments principaux de cette continuité turque ?
L’idée dominante est que la mosaïque de cultes et de cultures qui caractérisait l’Empire ottoman a causé sa perte. La nation régénérée doit donc perpétuellement se purger de toute altérité ou dissidence. Et ce, sous Kemal comme sous Erdogan.
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Expliquez-vous sur ce point…
Bien que la Turquie n’en soit pas responsable, la négation du génocide des Arméniens demeure une doctrine constitutive, actée par la loi. Le type patriotique supérieur, en fait exclusif, continue de reposer sur les deux mêmes piliers : l’ethnie turque et la confession sunnite. Et la désignation des ennemis intérieurs reste prioritaire. Sus donc aux communautés qui entachent le modèle unique : les juifs, les Arméniens, les Grecs, tous allogènes, les Kurdes, qui sont musulmans mais pas turcs, les alévis, qui sont musulmans mais pas sunnites. Et tous les autres dont l’État ignore l’existence, mais qu’il n’oublie pas de persécuter. Depuis cent ans, la « fabrique identitaire » tourne à plein régime.
Erdogan s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens
Vous évoquez trois traumatismes de naissance. N’oubliez-vous pas un quatrième, la manière dont Atatürk a maltraité l’islam ?
C’est vrai. Disons plutôt l’ensemble des mœurs, us et coutumes. En l’espace de trois ans, Atatürk occidentalise de force une population orientale qui, d’un coup, change d’alphabet, de calendrier, de mode vestimentaire, de système des poids et des mesures. Ses grands contemporains ne sont ni Daladier ni Wilson, mais Mussolini et Staline. C’est un démiurge politique qui crée une nation nouvelle, façonne un peuple nouveau.
Avec Erdogan et le retour aux sources islamiques, on assiste donc à un retour de balancier…
Non ! Le traumatisme est avéré, mais l’erdoganisme ne se réduit pas au retour des laissés-pour-compte du kémalisme. Erdogan ne revient pas, d’ailleurs, sur la modernisation techniciste d’Atatürk : lui-même se considère le héraut du « tigre anatolien ». On voudrait que, mécaniquement, une période de sécularisation politique appelle une période de réaction religieuse. C’est oblitérer l’unité entre le politique et le religieux. Il y a continuité. Seul le carburant varie. Kemal nationalise l’islam. Erdogan islamise la nation. Leur prétendu duel est un duo.
Soyons clairs: si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte
Pourtant, tout de suite après la mort d’Atatürk, le multipartisme est adopté et la déconstruction du modèle laïciste lancée.
Soyons clairs : si Atatürk n’aime guère l’islam, il sait, comme Robespierre et Napoléon, qu’une nation ne peut pas se passer d’un culte. Son modèle n’est donc nullement laïque dans le sens que nous donnons à ce terme en France. Avant 1923, il instrumentalise le fond musulman comme levier d’insurrection en rassemblant autour de lui les chefs confrériques afin de mobiliser les masses populaires. Après 1923, il crée la Diyanet, le département des Affaires religieuses, dont il fait l’un des principaux organes gouvernementaux en le dotant d’une administration tentaculaire pour transformer les oulémas en fonctionnaires. Il faut que la mosquée, comme la caserne, soit soumise à l’État.
Néanmoins, en 1950, lorsque Adnan Menderes arrive au pouvoir, il rétablit les confréries, la prière publique et l’enseignement religieux à l’école. Il lâche la bride aux différents acteurs de l’islam, non ?
Exact. Mais c’est le résultat de son option libérale et de son calcul électoraliste, deux facteurs dont Kemal pouvait se passer grâce à son aura unique. Toutefois, en 1960, Menderes est victime du premier coup d’État militaire : il est exécuté l’année suivante au nom d’un kémalisme intégraliste. Le deuxième coup d’État, celui de 1971, est l’œuvre d’un kémalisme néoconservateur avant la lettre. Quant au troisième coup d’État, en 1980, il se veut clairement kémalo-islamiste ! Il y a donc un retour toujours plus conscient au fondement : l’identitarisme turco-sunnite.
Ne faut-il pas considérer cependant que Menderes opère une brèche cruciale en renversant le processus révolutionnaire kémaliste, conduit du haut vers le bas, au profit du soutien des masses émanant de la base vers le sommet ?
Oui et non. Au départ, Kemal a pour compagnon de route Saïd Nursî : ce soufi d’origine kurde, qui est à la fois un musulman moderniste et un nationaliste turc, pense également qu’il faut réformer le peuple avant l’État. Pour lui, la révolution doit venir de la multitude et avoir pour but la rénovation de l’islam. Les deux hommes se séparent et Nursî finit sa vie en exil. Les islamistes vont se réclamer de lui afin de légitimer leur stratégie de l’entrisme. Un des héritiers officiels de Saïd Nursî n’est autre que le célèbre Fethullah Gülen. Grâce à ses disciples infiltrés dans l’appareil d’État, le chef de la confrérie Hizmet aide Erdogan à conquérir le pouvoir avant que ce dernier se retourne contre lui. Au bout du compte, Kemal et Erdogan ressortent comme deux absolutistes à la tête de la même machine politico-religieuse.
En fait, ils correspondent aux désirs de la « base » des Turcs d’Anatolie qui veulent à la fois le progrès économique et le maintien de la tradition. Ils ressemblent aux premiers entrepreneurs protestants au moment de l’émergence du capitalisme : puritanisme moral, demande d’ordre, apologie du travail, valorisation de la famille. À l’entour des années 1960, ils ne réclament pas plus d’islam, mais un pouvoir fort, un homme providentiel, un chef capable d’assurer l’unité, la puissance, la conquête. Erdogan est bien le vrai successeur de Kemal.
Votre analyse de la permanence turque ne conduit-elle pas à une forme d’essentialisme ? La Turquie est-elle vraiment condamnée à osciller entre national-islamisme et islamo-nationalisme ?
Je combats l’essentialisme en histoire. Ce n’est pas moi, c’est la Turquie qui reste prisonnière du syndrome de l’enfermement et de la répétition, source de nombre des problèmes qu’elle connaît à l’intérieur et qu’elle cause à l’extérieur. Mon souhait est qu’elle s’en libère grâce à la qualité de ses élites intellectuelles ou artistiques, mais aussi aux vertus dont font montre les Turcs ordinaires. Pour autant, à ce jour, il y a continuité.
Vous oubliez qu’en 1997, la Turquie aurait pu prendre un autre chemin si l’armée avait accepté l’alliance entre islamistes et conservateurs libéraux…
Rien n’est moins sûr ! En 1997 – ce sera leur dernière intervention réussie –, les militaires démettent le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, le mentor d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir en s’alliant avec les libéraux façon Menderes. Certes, comme le suggère votre question, cet échec va accélérer l’émergence du modèle AKP, de ladite « islamo-démocratie » abusivement présentée comme le pendant de la démocratie chrétienne. Washington ne pense qu’à l’OTAN et conforme Bruxelles à sa nouvelle ligne vert-islam. Au nom des droits de l’homme, l’Europe exige que les généraux rentrent dans leurs casernes. Les militaires, qui demeurent occidentalistes, sont de moins en moins européistes. Du coup, Erdogan se présente comme le champion de l’entrée dans l’Union. Il élargit ainsi magistralement sa base en agrégeant des électorats qui ne sont nullement islamistes, mais se laissent aveugler par la promesse démocratique que leur semble porter son engagement. Sauf qu’à l’évidence, il s’agit d’un marché de dupes qui montre – et c’est la réponse à votre question – combien, même à cet apparent tournant, la Turquie n’est pas sortie de son syndrome natal et de son schéma récurrent.
La Turquie peut-être pas, mais un grand nombre de Turcs sans doute ! Malgré sa mainmise étatique et médiatique, lors des élections présidentielles de 2016 et 2018, Erdogan ne recueille que 52 % des voix…
Les 48 % restant représentent malheureusement une opposition divisée et un électorat éclaté. Ce que je retiens de ces scrutins est l’alliance de l’AKP avec le parti ultra droitier MHP qui de son laïcisme initial dans les années 1960 est passé au national-islamisme sous l’influence de son chef et idéologue Alparslan Türkeş. Soit, une fois de plus, l’alliance entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée !
Ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique
Sans doute, mais presque un Turc sur deux dit non à Erdogan ! En 2016, il a été obligé de s’y prendre à deux fois à quelques mois d’écart, et en lançant une offensive contre les Kurdes entre les deux scrutins…
Vous avez raison, ni Atatürk ni Erdogan n’ont réussi à rendre la Turquie parfaitement monolithique. Certes, comme je l’ai déjà dit, de l’un à l’autre le dosage entre nation et religion varie. Certes le parti kurde, le HDP, a su rallier des Turcs au nom du rassemblement du camp progressiste et les alévis ont su fédérer les dissidences musulmanes hétérodoxes, chiites ou soufies, au nom d’un front commun de l’islam libéral. Ces faits sont notables. Mais l’État turc reste cette machine à exclure les différences et, après un siècle d’arasement, l’addition de ces différences ne constitue toujours pas une majorité. Et ce, d’autant plus après la vague de répression constante qui s’exerce depuis le putsch avorté de 2016.
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À ce constat de succès somme toute relatif à l’intérieur, il faut ajouter un bilan géopolitique en demi-teinte. Son pari en Égypte ? Perdant. Son intervention en Syrie ? Ratée. Son intrusion en Libye ? Indécise. Erdogan a ramassé des jetons sur le tapis, mais n’est pas encore passé à la caisse et la partie n’est pas finie…
Son bilan est mitigé, car il s’est engagé tous azimuts dans une course folle dont il n’a pas les moyens. La Turquie qu’il dirige reste un pays économiquement dépendant dont, de surcroît, il a récemment décapité les élites, notamment militaires, mais aussi savantes et intellectuelles. Cependant, Erdogan est fort de nos faiblesses. Il joue gros par-delà ses frontières comme Atatürk aurait aimé le faire.
Le voilà qui avance ses pions vers Alep et Mossoul, que Kemal a convoitées en son temps. À l’époque, Londres et Paris ont dit non : cette bande qui part de la Méditerranée, remonte en boucle jusqu’à la Caspienne et sert de ligne de démarcation entre les mondes anatolien et arabe constitue en effet un vecteur d’expansion. Dans l’Égée, il vise comme son prédécesseur y avait pensé, à rompre le rideau des îles grecques et à conforter Chypre comme une plate-forme stratégique. Dans les Balkans, au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, ces anciens territoires de la Sublime Porte conquis bien avant Constantinople et dont Atatürk, né à Salonique, était originaire, il étend son influence politique, économique et religieuse. En Libye, il se place à proximité du canal de Suez, se rapproche des pays du Golfe, la hantise de Kemal, et se dote d’un deuxième sas de migration face à l’Europe. Puis il y a le Caucase, l’alliance militaire avec l’Azerbaïdjan, et il y a l’Asie, la cause des Ouïghours de Chine qui ont la particularité d’être turcophones et sunnites : deux sujets à l’ordre du jour depuis 1923.
Néo-ottoman, panturc, Erdogan est aussi panislamiste en qualité de patron de l’internationale des Frères musulmans, ainsi qu’il vient de le montrer dans son offensive contre la France. Il agit aussi contre Paris dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Enfin, maître-chanteur sur la question des migrants, il entend régenter dans le même temps les émigrés des diasporas turques au sein de l’Union. Ce n’est pas la Turquie qui a changé, c’est le monde.
Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement
L’homme est fort, mais son jeu n’est pas terrible…
Exactement. D’ailleurs, il veut moins restaurer l’empire que satelliser ses dominions. Erdogan aime jouer les pyromanes, non sans talent, mais la Turquie est aujourd’hui extrêmement fragile économiquement et des sanctions pourraient l’ébranler profondément. N’oublions pas que pour beaucoup de ses partisans, il n’est pas le Père de la reconquête, mais de la prospérité. Et c’est justement son talon d’Achille.
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