Pour la première fois depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la possibilité d’un changement est incarnée par Alexeï Navalny. Pour Jean-François Colosimo, grand connaisseur de la Russie et de son âme, c’est la raison de la réaction violente du « système russe », cette structure de pouvoir oligarchique qui gouverne le pays et dont Poutine n’est que le point focal.
Causeur. Alors que le procès Navalny provoque d’importantes manifestations en Russie, assiste-t-on selon vous à un tournant ?
Jean-François Colosimo. L’événement est aussi indéniable que son lendemain indécis. Il tient d’abord à la cristallisation de passés proches et lointains qui sont propres à la Russie. À en faire une épiphanie de la mondialisation des esprits, on en rate l’essentiel. Les manifestants qui défilent ne se veulent pas moins des tenants de l’idée russe que les miliciens qui les répriment. À l’image d’Alexeï Navalny qui n’a rien d’un occidentaliste et tout d’un slavophile, mais postmoderne. Ce dont atteste son retour, contre toute raison. Son combat, à tous risques, contre le mensonge généralisé rencontre le sentiment des classes moyennes mais, plus profondément encore, réveille le culte russe du sacrifice pour la vérité.
En somme, vous ne croyez pas au caractère rationnel de sa popularité. Cherchez-vous à minimiser son rôle ?
Non. Son intelligence et son courage sont incontestables. Mais son aura héroïque, conquise de haute lutte, ne saurait gommer son activisme politique, marqué par une décennie de zigzags. Alexeï Navalny a d’abord navigué entre les forces classiques d’opposition, allant du libéralisme d’un Grigori Iavlinski au républicanisme d’un Boris Nemtsov en passant par le centrisme d’un Alexandre Lebedev, l’ancien guébiste devenu milliardaire qui l’a fait nommer, un temps, au conseil d’administration d’Aeroflot. Cette nébuleuse est composée d’ex-gorbatchéviens et d’ex-eltsiniens qui, avec les oligarques première manière, ont été chassés du pouvoir par Poutine. Navalny a comme atouts de ne jamais l’avoir exercé et de partager les mœurs des jeunes générations. Il a su substituer la puissance mobilisatrice des réseaux sociaux à l’impuissance militante des appareils traditionnels, l’émotion à la critique, la rue à la Douma. Ce qui lui permet d’entrer spontanément dans l’antique galerie russe des figures providentielles.
Vous le renvoyez à la génération nouvelle tout en le disant moins nouveau qu’il n’y paraît. Vous reconnaissez son combat pour les libertés et soulignez son flottement idéologique. Comment, dès lors, le définiriez-vous ?
Il y a un fait qui tranche avec son apparente indifférence aux idéologies. Il a cofondé « Narod », le « Parti du peuple », qui avait vocation à rassembler les franges souverainistes d’extrême gauche et d’extrême droite, et qui cimente la Marche russe, la rencontre annuelle des organisations nationalistes, dont il a repris les slogans anti-immigrés. Finalement, il est revenu à son axe initial, apparu dès 2009, redevenant le dénonciateur solitaire de la déliquescence des classes dirigeantes. Par-delà l’ignominieuse propagande officielle à son sujet, il reste que, selon les catégories en vogue, Alexeï Navalny coche de nombreuses cases du « populisme ». Ce qui ne devrait pas laisser d’interroger. Mais par méconnaissance ou par mépris, ceux qui blâment cette mouvance ailleurs l’exonèrent en Russie.
Ce « populisme » à la russe serait-il en soi un mal ? N’est-il pas, d’une certaine façon, adapté à la situation russe ?
L’impasse institutionnelle est telle que la conjonction des colères, des frustrations, des épuisements, demeure l’unique levier de contestation. Le phénomène Navalny ne devrait pas empêcher d’interroger la méthode Navalny. D’une part, son usage intensif d’internet, concentré sur la divulgation bienvenue des scandales d’État, lui vaut un plébiscite viral, quoique virtuel, de justicier plutôt que de dirigeant. D’autre part, sa tactique perturbatrice du « vote intelligent », le fait de se reporter sur le candidat le mieux placé, quel qu’il soit, afin de barrer la route au candidat officiel, peine par définition à dégager une stratégie électorale cohérente. Animer une protestation et construire une opposition, ce n’est pas la même chose. On peut se demander d’où vient le premier rival effectif de Poutine, il faut surtout se demander où il va.
Pour nos médias, la cause est entendue. Alexeï Navalny est le « défenseur de l’État de droit ». Pourquoi ?
D’abord, par effet d’encombrement théorique : la case populisme est déjà occupée par l’autocrate qui réside au Kremlin. Ensuite, par effet de compensation manichéenne : la démonisation de Poutine appelle l’angélisation de Navalny. Enfin, par effet de réassurance narrative : le progrès universel suit son cours. Plus simplement et plus radicalement, l’opposition a désormais un nom et un visage. Poutine lui-même, qui feignait magiquement de l’ignorer, doit en admettre l’existence. Altérité, alternative, alternance : l’irruption personnifiée de cette hypothèse a suffi à ébranler le système de certitude univoque sur lequel reposait l’actuel pouvoir. D’où son état de sidération, de confusion et de surréaction. De cette fêlure, Alexeï Navalny est indubitablement l’icône, à la façon d’Hollywood pour les Occidentaux, mais à la manière de Byzance pour les Russes. Il incarne le Golgotha du peuple souffrant.
Précisément, vous évoquiez la nécessité de se référer au passé récent pour comprendre l’événement.
L’événement Navalny ratifie la lente mais menaçante dégradation des fondamentaux du régime depuis 2005 sous le poids de répétitions sans résolution. Au cycle des interventions militaires, ouvertes ou occultes, dans les anciennes marches impériales, a succédé le spectre angoissant de l’enlisement. Au fur et à mesure des éliminations politiques, des « traîtres » aux organes d’État aux opposants aux mensonges du Kremlin, s’est imposée l’image d’une spectaculaire inefficience. Au rythme des répressions collectives, de la punition des manifestants à la persécution des réfractaires, est advenue l’évidence de l’impossibilité de l’endiguement. Le recours à la violence maximale, au besoin arbitraire et cruelle, n’intimide plus. Erdogan apparaît à Bakou, Navalny réapparaît à Moscou et les jeunes jetés en prison par la milice en ressortent insurgés. Or, un pouvoir autoritaire est d’autant plus démuni pour traiter sa vulnérabilité qu’il croyait imparable son système de dissuasion.
Voilà qui explique l’évolution des dernières années. Mais vous semblez penser que Navalny est une des incarnations de l’âme russe éternelle…
Dans l’imaginaire, Navalny s’apparente au revenu d’entre les morts, ce qui n’est pas rien au pays de la Pâque orthodoxe, de l’épopée résurrectionnelle de Dostoïevski, mais aussi de la garde de Lénine dans son mausolée. Le récit national, en parallèle, exalte le dissident surgi des limbes pour se faire le guide des foules : ainsi, au xviiie siècle, le rebelle Pougatchev dépeint par Pouchkine dans La Fille du capitaine. Enfin, historiquement, existe le précédent du pope Gueorgui Gapone, l’orateur et l’organisateur des premières pétitions et processions pour l’égalité et la liberté qui préparent la révolution de 1905 : lui aussi sera banni de Russie et y retournera en bravant la police secrète avant d’être assassiné. Gapone a pour adversaire déclaré Konstantin Pobiedonostsev, le ministre des Affaires religieuses, le défenseur de l’autocratie au nom du triptyque « Orthodoxie, État, Patrie » et l’excommunicateur de Tolstoï qui l’avait brocardé dans Anna Karénine. Cette partition se rejoue aujourd’hui, soulignant la difficulté russe à concevoir la démocratie autrement qu’un paradis ou un enfer, l’impératif de la fraternité demeurant métapolitique, d’ordre métaphysique.
Faut-il en déduire que le mouvement puisse s’embraser et le « nouveau tsar » être renversé ?
C’est une autre erreur commune de ne pas voir en Vladimir Poutine le point focal d’un vaste ensemble oligarchique aux cercles multiples et contradictoires. Le noyau originel des Pétersbourgeois perdure, les mariages croisés entre leurs enfants assurant sa cohésion clanique ainsi que sa mainmise durable sur l’appareil financier et économique. Le bras armé de l’appareil sécuritaire est également fiable, car l’enrichissement personnel fonde la fidélité collective des anciens du KGB qui le composent. Quant à l’appareil militaire, le seul vrai bénéficiaire du redressement promis de l’État, il est pareillement acquis. Enfin, aux périphéries, dans les appareils industriel, médiatique, culturel, religieux, l’allégeance a force de loi sous peine d’éviction. La convergence de ces cercles sera stable tant que continuera leur communauté d’intérêts. Pour autant, l’anarchie de constitution et la médiocrité de recrutement de ces différents foyers de décisions éclairent l’absurdité de certaines actions au regard de l’habileté certaine dont sait faire montre leur chef suprême.
Vladimir Poutine peut donc espérer rester au pouvoir jusqu’à son dernier souffle ?
S’il a échoué à instaurer une économie concurrentielle, lui préférant la rente facile des ressources naturelles, Poutine a restauré une diplomatie et une armée compétitives au point de refaire de la Russie un acteur majeur sur la scène planétaire. Mais sa concentration sur les affaires internationales au détriment des questions intérieures tend précisément à l’éloigner de la gestion du quotidien. Un scénario plausible serait donc que, reproduisant le scénario par lequel lui-même a évincé Eltsine, la jeune classe montante des technocrates éduqués à la globalisation, toujours plus présente dans l’appareil étatique, le force à son tour à une retraite dorée. Et ce, avec ou sans la pression d’une révolte populaire.
Le malaise russe se réduit-il aux difficultés de l’après-communisme ?
Pour partie. Alexandre Soljenitsyne rappelait que, dans la Bible, Dieu soumet l’entrée de son peuple en Terre promise à la mort de l’ultime Hébreu qui a adoré le Veau d’or : il n’y aura pas de Russe vraiment nouveau avant l’extinction de l’Homo sovieticus. Mais il y a autre chose. En s’obstinant à considérer la Russie comme leur ennemi fondamental en raison de l’égalité délétère que lui confère son arsenal nucléaire, les États-Unis la condamnent à un survivalisme où l’inimitié de l’Occident justifie l’hostilité envers l’Occident. Trente ans après la dissolution du pacte de Varsovie, l’Alliance atlantique garde pour but premier l’encerclement, l’isolement et l’assujettissement de Moscou, lui réservant une intransigeance dont l’inégalité est criante, mesurée aux faveurs que Washington prodigue aux plus douteux de ses alliés. Il y a là une sorte d’intolérance toxique, comme on le dit en médecine, que l’Union européenne imite volontiers depuis qu’elle a accueilli en son sein d’anciens pays de l’Est pour qui elle n’était jamais qu’un sas vers l’OTAN. Or, la France ferait bien de se souvenir qu’elle est plus que l’Occident ou l’Europe, qu’elle a une longue tradition de dialogue avec la Russie et que ce lien, certainement difficile, précaire et périlleux, ne sert pas moins son besoin récurrent d’une alliance de revers chaque fois qu’elle est elle-même menacée d’affaiblissement.
Pour conclure, restez-vous optimiste quant à l’avenir de la Russie ?
C’est elle qui, à l’inverse, nous apprend que le pessimisme doit toujours être de mise, car pour l’esprit russe il n’est ni bonheur sans malheur, ni salut sans péché. Je note cependant qu’aussi défiguré qu’il apparaisse aujourd’hui, ce pays irrémédiablement rebelle à la raison ne cesse de nous réserver des surprises, voire des prodiges. Voyez combien ses contempteurs attitrés ont eu tort de se gausser, sur le ton qu’ils prennent pour évoquer des fake news, d’un vaccin indiscutablement plus efficace que celui que nous avons lamentablement échoué à produire. C’est à la résilience spirituelle de ce peuple, littéraire, artistique, savante mais aussi ordinaire et anonyme, sur laquelle sont venues buter toutes les dominations et les malédictions, que je fais confiance.
Vient de paraître en poche: Jean-François Colosimo, L’Apocalypse russe : Dieu au pays de Dostoïevski, Lexio, janvier 2021.