Pour la première fois depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la possibilité d’un changement est incarnée par Alexeï Navalny. Pour Jean-François Colosimo, grand connaisseur de la Russie et de son âme, c’est la raison de la réaction violente du « système russe », cette structure de pouvoir oligarchique qui gouverne le pays et dont Poutine n’est que le point focal.
Causeur. Alors que le procès Navalny provoque d’importantes manifestations en Russie, assiste-t-on selon vous à un tournant ?
Jean-François Colosimo. L’événement est aussi indéniable que son lendemain indécis. Il tient d’abord à la cristallisation de passés proches et lointains qui sont propres à la Russie. À en faire une épiphanie de la mondialisation des esprits, on en rate l’essentiel. Les manifestants qui défilent ne se veulent pas moins des tenants de l’idée russe que les miliciens qui les répriment. À l’image d’Alexeï Navalny qui n’a rien d’un occidentaliste et tout d’un slavophile, mais postmoderne. Ce dont atteste son retour, contre toute raison. Son combat, à tous risques, contre le mensonge généralisé rencontre le sentiment des classes moyennes mais, plus profondément encore, réveille le culte russe du sacrifice pour la vérité.

Dieu au pays de
Dostoïevski », Lexio,
janvier 2021 © Photo HANNAH ASSOULINE
En somme, vous ne croyez pas au caractère rationnel de sa popularité. Cherchez-vous à minimiser son rôle ?
Non. Son intelligence et son courage sont incontestables. Mais son aura héroïque, conquise de haute lutte, ne saurait gommer son activisme politique, marqué par une décennie de zigzags. Alexeï Navalny a d’abord navigué entre les forces classiques d’opposition, allant du libéralisme d’un Grigori Iavlinski au républicanisme d’un Boris Nemtsov en passant par le centrisme d’un Alexandre Lebedev, l’ancien guébiste devenu milliardaire qui l’a fait nommer, un temps, au conseil d’administration d’Aeroflot. Cette nébuleuse est composée d’ex-gorbatchéviens et d’ex-eltsiniens qui, avec les oligarques première manière, ont été chassés du pouvoir par Poutine. Navalny a comme atouts de ne jamais l’avoir exercé et de partager les mœurs des jeunes générations. Il a su substituer la puissance mobilisatrice des réseaux sociaux à l’impuissance militante des appareils traditionnels, l’émotion à la critique, la rue à la Douma. Ce qui lui permet d’entrer spontanément dans l’antique galerie russe des figures providentielles.
Vous le renvoyez à la génération nouvelle tout en le disant moins nouveau qu’il n’y paraît. Vous reconnaissez
