Il y a quelques années, deux romans de Jean-Edern Hallier ont bénéficié d’une réédition chez Albin Michel (Fin de siècle,L’Évangile du fou) et une anthologie de L’Idiot international, son journal, a paru en 2005. Pour ce qui est des brûlots pamphlétaires L’Honneur perdu de François Mitterrand et Les Puissances du mal, bibles de la Mitterrandie déviante, on attendra encore quelques décennies mais la réhabilitation de l’œuvre Don Quichottesque est en marche. Jean-Pierre Thiollet y participe aujourd’hui avec son livre-hommage Hallier l’Edernel jeune homme, patchwork littéraire gustatif et explosif à l’image du grand écrivain dont on célébrera le XXème anniversaire de la disparition le 12 janvier prochain.
Sébastien Bataille : La plupart des gens se souviennent très précisément de ce qu’ils faisaient lorsqu’ils ont appris la mort de Coluche le 19 juin 1986. Idem pour Jean-Edern Hallier. Que faisiez-vous en ce jour funeste du 12 janvier 1997 ?
Jean-Pierre Thiollet : C’est vrai qu’il y a des disparitions qui vous marquent beaucoup plus que d’autres. Le 12 janvier 1997, je me trouvais à Paris et ai appris la mort de Jean-Edern Hallier par les ondes radio qui, ce jour-là, ne m’ont vraiment pas paru bonnes… En toute franchise, j’ai eu l’impression de recevoir un coup bas dans l’estomac. Hallier n’était pas du tout un intime, mais j’appréciais l’homme, à mes yeux, attachant. J’ai été d’autant plus troublé que si nous nous étions perdus de vue entre 1988 et le milieu des années 1990, nous nous étions croisés quelques mois avant sa disparition et avions eu un échange très cordial. Nous avions pris mutuellement de nos nouvelles.
Est-ce une certaine incarnation de « l’âme française » – pour reprendre le titre de l’essai de Denis Tillinac -, qui s’est éteinte avec Hallier ?
D’abord, il faudrait définir ce qu’est l’âme d’une part et l’âme française d’autre part… Mais cela
risquerait de prendre du temps, beaucoup de temps, et sans doute d’engendrer des controverses. Ce qui me semble cependant plus que probable, c’est que votre question justifie sans la moindre équivoque une réponse positive, mais en partie seulement. Oui, une certaine incarnation de ce que je désignerais plutôt sous le vocable d’« esprit français » s’est éteinte avec Jean-Edern Hallier. Mais je ne crois pas pour autant que l’esprit français qu’ont pu incarner au fil du temps des écrivains aussi divers que Jean-Louis Guez de Balzac, Voltaire, Diderot, Barbey d’Aurevilly, Sacha Guitry, Jean Cocteau et Jean-Edern Hallier soit mort. Je sais bien que Donald Trump a déclaré que « la France n’était plus la France », que ses propos ont eu une résonance planétaire et qu’ils ne sont pas dépourvus de pertinence. Mais, même si la France n’est plus la France et même si elle n’est plus qu’une zone administrative de l’Euroland, la langue française rayonne encore, la littérature française n’est pas poussière et l’esprit français peut encore faire quelques étincelles…
Vous aviez déjà abondamment traité le cas Jean-Edern Hallier dans votre livre Carré d’Art, par le prisme d’un parallèle avec les destins de Dali, Byron et Barbey d’Aurevilly. Quel a été l’élément déclencheur de l’écriture de Hallier l’Edernel jeune homme ?
Il y a eu une série d’éléments déclencheurs. L’un remonte à une trentaine d’années et trouve son origine dans une longue conversation avec Hallier. Un autre intervient en 2008, dès la parution de Carré d’Art, première pierre de mon projet. J’ai alors quelques raisons d’avoir conscience que je ne suis pas éternel… Un autre encore se produit lorsque j’ai observé certaines convulsions au sein de la société française et la campagne de communication anti-loi Macron, particulièrement grotesque, du Conseil supérieur du notariat, sur l’air de « Bercy a tout faux ». Là, j’ai estimé que j’avais une responsabilité morale d’auteur d’intervenir. Ne serait-ce que par égard pour les générations antérieures à la mienne.
A la lecture des 100 pages centrales d’aphorismes de J.-E. Hallier, on est frappé par la puissance prophétique de ces fulgurances. En 1988, il annonce Internet et sa définition en 1986 du terrorisme fait mouche aujourd’hui : « Le terrorisme, cette forme moderne de la guerre, est la conséquence du génocide culturel de nos sociétés massifiées ».
Aucun doute à mes yeux. Hallier est bel et bien le plus moderne, c’est-à-dire le plus classiquement moderne, avec ce génie qui fait que personne ne lui ressemble et qui le rend unique. Les exemples de « fulgurances » que vous évoquez le démontrent de belle manière. Et ils n’ont aucun caractère limitatif. Hallier était un geyser de coups d’éclat littéraires, non par intermittences, mais en permanence. Un jaillissement qui semblait perpétuel… Je vais vous faire une confidence : les 100 pages centrales d’aphorismes que vous mentionnez ne contiennent qu’un échantillonnage. Et j’espère bien pouvoir en apporter la preuve à l’avenir.
Au début de votre livre, vous pourfendez les politiciens qui gouvernent notre pays depuis l’ère Mitterrand, les rendant responsables du « crime français ». Dans ces pages au vitriol, votre verve évoque celle de Hallier, comme si vous repreniez le flambeau là où il l’avait laissé. Ainsi, vous dédiez le livre « A la jeunesse originaire de la zone F de l’Euroland, victime d’une vieille classe politique criminelle de paix. » Ce voyage en Edernie a-t-il joué un rôle de catharsis pour vous ?
Je n’ai pas la prétention de reprendre le flambeau de Jean-Edern Hallier. Mais je vous l’avoue, j’ai une ambition pour Hallier l’Edernel jeune homme : qu’il soit un document pour l’histoire littéraire. J’en suis conscient, ce n’est pas une mince ambition. J’espère que dans trente ou quarante ans, un étudiant, français ou pas, s’intéressera à Hallier et sera heureux de pouvoir utiliser ce matériau. Prenons l’exemple de Barbey d’Aurevilly. Durant plus d’un demi-siècle après sa mort, il fut volontiers mésestimé et sous-estimé comme auteur normand, étiqueté « régionaliste ». Mais fort heureusement, quelques ouvrages de littérateurs ont été publiés à son sujet, puis dans les années 1960, les travaux d’un remarquable universitaire, Jacques Petit, l’ont consacré comme l’un de nos plus grands écrivains. A mon sens, l’histoire littéraire n’a de bel avenir qu’en s’appuyant sur la mémoire. Enfin, puisque vous utilisez le mot « vitriol » pour qualifier les pages de Hallier l’Edernel jeune homme, permettez-moi une précision. J’ai mis en effet un peu de détergent dans l’encre, mais je prends des gants… Croyez-moi, au regard des conséquences du crime français que je dénonce, ma bienveillance naturelle est mise à très rude épreuve. Quand l’action d’une classe politique dirigeante, qu’elle soit dite de gauche ou de droite, s’appuie sur la connaissance d’un alphabet qui ne va jamais de A jusqu’à Z et s’arrête toujours à la lettre i, i comme immobilisme, i comme investiture, i comme incompétence, i comme incurie, elle ne peut conduire, fatalement, qu’aux injustices les plus monstrueuses et aux pires ignominies. L’époque de Boris Vian et de l’aimable « J’irai cracher sur vos tombes » est révolue. Aujourd’hui, devant certains constats, il y a du vomi dans l’air et les combats issus des fractures générationnelles s’annoncent, à juste titre, sans merci. Les politiciens ne mesurent pas, pour la plupart, à quel point ils sont discrédités et combien la société, aux capacités de réaction parfois insoupçonnées et non maîtrisables, sera de moins en moins civile…
Vous reproduisez dans votre livre des portraits de Colette, Cocteau, Malraux, Joyce et Alexandre Dumas réalisés à l’encre de Chine et au fusain par Hallier en 1994. La même année il a aussi portraituré… Mitterrand, de la même façon. Il y aurait un livre à écrire, un film à tourner sur cette relation d’attraction-répulsion entre l’écrivain et le président, en voilà une trame romanesque ! Qui pour réaliser ce film ? Qui pour tenir le rôle de Hallier ?
Comment ne pas souscrire à de tels projets ? Il y a plus d’un livre à écrire, plus d’un film à tourner sur la relation d’attraction-répulsion entre l’écrivain et le politicien. Les réalisateurs talentueux sont nombreux. Dans l’absolu, je songerais à Ken Loach, à Woody Allen, ou pourquoi pas à Cédric Klapisch, s’il était bien inspiré, ou peut-être encore à un cinéaste moins connu comme Francis Fehr, qui est de la génération d’Hallier et pourrait avoir une approche intéressante. Côté acteurs, si vous m’aviez posé la question il y a dix ou quinze ans, j’aurais cité Patrick Chesnais ou Christophe Lambert… Aujourd’hui il me semble que j’opterais pour un membre de la troupe de la Comédie française. Toutefois, la vraie question ne serait-elle pas plutôt « qui pour produire ? » Je ne pense pas qu’en l’état actuel des choses, de tels projets cinématographiques soient sérieusement envisageables.
Entre 1982 et 1986, période pendant laquelle vous exerciez au Quotidien de Paris, vos communications téléphoniques avec Jean-Edern Hallier ont justement fait l’objet de nombreuses écoutes illégales. Quelle perception aviez-vous du personnage Hallier à l’époque ?. Si cela n’est pas trop indiscret, pouvez-nous nous en dire plus sur la teneur de vos discussions téléphoniques avec l’écrivain ?
Le personnage Hallier m’est d’emblée apparu comme singulier et a excité ma curiosité. Il y avait chez lui une énergie, une force, un aspect hors du commun, qui rayonnaient tout autour de lui, sur son passage. Je crois que nombreux étaient ceux ou celles qui les ressentaient de manière plus ou moins consciente, et sans être en mesure d’expliquer le comment du pourquoi… Hallier était à la fois un être en chair et en os, un contemporain, et un homme d’un autre âge ou plutôt d’une époque indéfinie. Il incarnait extraordinairement bien l’Écrivain. Il était la Littérature en marche, celle des Vrais Livres, pas celle, frelatée, de la daube de labels de plus en plus trompeurs, des produits marketing « à consommer de suite », dégoulinant des gondoles de faux « espaces culturels »… Tout juste bons à jeter par dessus l’épaule sans l’once d’un regret ni d’une hésitation !
Entre 1981 et 1986, j’ai eu de nombreuses et souvent longues conversations téléphoniques avec Hallier, en général le matin. Il m’apportait de la matière que j’exploitais pour les articles à paraître dans le Quotidien de Paris, que dirigeait Philippe Tesson. Ce journal n’était pas du tout un organe de diffusion de masse, mais il jouissait d’un réel prestige.
Hallier m’a très tôt parlé de Mazarine, et surtout en évoquant sa volonté de rendre le scandale public et les difficultés de plus en plus insurmontables et récurrentes qu’il rencontrait. J’ai essayé de l’aider parce que je trouvais choquant et même inconcevable qu’un livre ne puisse pas être publié. Mais j’avais peu de moyens et je croyais depuis mon enfance en la célèbre phrase de Édouard Herriot, « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop. » J’étais encore jeune et candide… Je n’ai pas voulu concevoir qu’un politicien accédant au fauteuil de Président de la République française puisse être complètement dépourvu de freins psychologiques, au point de mettre l’appareil d’État au service de sa vie privée…
Jean-Edern Hallier considérait Jean-René Huguenin comme son jumeau stellaire. Quelle place occupe Hallier dans votre constellation personnelle ?
Désolé, je n’ai ni frère ni sœur ni jumeau stellaire… Hallier est d’une génération antérieure à la mienne. Il s’insère néanmoins dans ma « constellation personnelle » comme un soleil blanc qui m’assure de toujours avoir un peu de lumière, de nuit comme de jour. Je m’y réfère volontiers et, pourquoi ne vous l’avouerai-je pas, j’ai toujours plusieurs de ses livres à portée de main.
Vous démontrez, étude de quelques passages de son premier roman à l’appui, que Hallier était un styliste hors pair. Malheureusement, l’image d’histrion médiatique a altéré durablement l’accès à l’écrivain Hallier. Aujourd’hui encore, les médias mainstream continuent la plupart du temps à le qualifier péjorativement d’amuseur-écrivain. N’est-ce pas le propre des géniaux inclassables d’être incompris, surtout des amuseurs-journalistes ?
Il est tout à fait exact que l’image d’histrion médiatique a, en quelque sorte, hypothéqué l’accès à l’écrivain Hallier. Mais Jean-Edern ne répétait-il pas volontiers qu’il préférait jouer au clown plutôt que de se trahir ? De fait, il a été un maître clown, un clown extraordinaire, qui savait bousculer le « pot de fleurs » de l’ordre établi, dénoncer les impostures. Aujourd’hui, il nous manque, me semble-t-il, beaucoup.
Hallier l’Eternel jeune homme, de Jean-Pierre Thiollet (Neva Editions)
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