La réédition d’Une tête de chien, premier roman de Jean Dutourd, nous replonge avec délice dans une littérature aussi cruelle que comique. L’histoire de cet homme né avec une tête d’épagneul n’est pas de la science-fiction mais un conte philosophique. Alain Paucard, vieil ami de Dutourd, partage sa lecture.
Jean Dutourd publie son premier livre en 1946, à l’âge de 26 ans : Le Complexe de César. En 1950, c’est au tour de son premier roman : Une tête de chien. L’argument est simple : un enfant, Edmond du Chaillu, parfaitement constitué, naît avec une tête de chien, une tête d’épagneul. On croit d’abord que le fantastique pointe son museau, mais c’est avant tout un conte philosophique qui se construit progressivement, avec de plus en plus de noirceur dans le trait : « Les condisciples d’Edmond ne tardèrent pas à se partager en trois clans : les indifférents, les charitables et les cruels. Il professait la plus grande admiration pour ces derniers, bien entendu, tentait d’entrer dans leur intimité, de se mêler à leurs jeux, auxquels ils ne l’admettaient qu’en qualité de souffre-douleur. » Dutourd, qui a connu la « drôle de guerre » (Les Taxis de la Marne), la Résistance, l’arrestation par la Milice, puis son évasion (« indispensable car il paraît que je devais être fusillé le lendemain »), la libération de Paris (Le Demi-Solde) n’a plus guère d’illusions sur la nature humaine, et Edmond du Chaillu devient rapidement le prototype de l’individu qui, luttant pour sa survie, ne voit que la singularité comme planche de salut. Ses parents et lui se séparent « à l’amiable » : « C’est ainsi qu’on se sépare définitivement des gens qu’on aime le mieux, sans une explication, sans une tentative. »
Chienne de vie !
La vie d’Edmond n’est pas facile, mais il se sort plutôt bien du service militaire, passé à Brioude (en fait la ville où le père de Dutourd, veuf quand Jean avait 7 ans, l’emmenait en vacances). Cela se complique quand il s’agit de travailler : « Il donnait des leçons de latin qu’on lui payait moitié prix à cause de sa tête. » Désespérant de ses diplômes, il se rabattit sur des emplois moins relevés : « infirmier, commis d’épicerie, manœuvre. À l’hôpital, on lui dit qu’il donnerait des chocs nerveux aux malades ; à l’usine que sa présence déclencherait des grèves ; à l’épicerie qu’il ferait fuir les clients. » Il refuse d’être veilleur de nuit pour ne pas être « chien de garde ».
Le moyen le plus courant « d’échapper à sa condition », c’est de gagner de l’argent. Edmond joue en bourse : « Rien de plus simple. Il suffit d’acheter à la baisse et de vendre à la hausse. Petite vérité qu’aucun agent de change ni aucun spéculateur n’a comprise. » Il gagne donc beaucoup d’argent, s’installe dans une superbe demeure à Louveciennes et, surtout, il rencontre Anne, qui est son « destin ». En une dizaine de pages, Dutourd montre la « cristallisation », chère à Stendhal, autre personnalité à laquelle il consacrera un essai (L’Âme sensible), et Une tête de chien annonce son chef-d’œuvre : Les Horreurs de l’amour, deux termes antagoniques, mais révélateurs des rapports humains.
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La fin est bouleversante, mais je ne la relate pas. Une tête de chien est avant tout une métaphore. Dans son poème Les Philistins, mis en musique par Brassens, Jean Richepin avertit les « Philistins, épiciers […] notaires » : « Mais pour mieux vous punir / Un jour vous voyez venir / Au monde / Des enfants chevelus / Poètes ». Tout poète, tout artiste, toute personnalité exceptionnelle a une tête de chien. Et Dutourd assume la sienne. Il fréquentera et admirera d’autres têtes de chien, dont une des plus belles du XXe siècle : de Gaulle (Conversation avec le Général).
Vivre en bourgeois
Dès la sortie d’Une tête de chien, on traça un parallèle avec l’univers de Marcel Aymé. Dans les deux cas, le fantastique n’est pas le but, mais le prétexte. Chez Marcel Aymé, pas de vampires ni de loups-garous, mais des hommes qui changent de visage (La Belle Image), qui traversent les murs (Le Passe-Muraille) sans autre but que de révéler des complexités humaines. Dutourd ne touchera que de loin aux « genres ». 2024 n’est pas un roman de science-fiction. Mémoires de Mary Watson et L’Assassin ne sont que des polars effleurés. De Marcel Aymé, Dutourd écrit : « Quand je publiai mon roman Au bon beurre, plusieurs critiques m’apparentèrent à Marcel Aymé. J’étais jeune : j’en fus vexé. Je ne voyais pas qu’on me faisait une immense louange » (La Chose écrite). Dutourd renchérit pour expliquer pourquoi Aymé ne fut pas toujours considéré comme un grand écrivain : « Il était plutôt de droite, n’avait pas de biographie, vivait bourgeoisement à Montmartre. » Vivre bourgeoisement, ce n’est pas être un bourgeois. Aymé, Dutourd ou l’immense Guitry vivaient en bourgeois, c’est-à-dire avec tout le confort possible, mais ils étaient profondément anarchistes, ils fichaient la paix à l’État afin que l’État leur fichât la paix, ils se méfiaient des idées, quelles qu’elles fussent : « Lorsque le monde disait noir, je devais automatiquement, sans réfléchir, dire blanc, car une idée cesse d’être vraie quand elle est partagée par le plus grand nombre […] qu’elle se schématise, qu’elle se simplifie, qu’elle devient une caricature, et surtout un instrument d’intolérance » (Loin d’Édimbourg).
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Il arrive souvent, tout au plaisir de (re)découvrir un texte, que nous ignorions les préfaces et les notes. Dans ce cas-ci, ce serait pire qu’une erreur, une bêtise. Max Bergez se bat comme un lion pour, déjà, trois rééditions de Dutourd : Les Dupes et Les Horreurs de l’amour au Dilettante et Une tête de chien chez Gallimard, en attendant Le Déjeuner du lundi. Bergez reproduit notamment une lettre insolente de Dutourd à Robert Laffont qui rechigne à le publier : « Ma confiance en moi est une affaire personnelle et je ne peux raisonnablement demander à aucun éditeur de la partager. » Gaston Gallimard se révélera plus « partageur ».
Dutourd reçut, le 20 juin 1951, le prix Courteline, dont des têtes de linotte pensent encore qu’il fut un auteur charmant, amusant. Courteline est cruel avec le sens du comique. C’est une marque de grand écrivain. Dutourd fut cruel et comique avec beaucoup de bonhomie pour ses semblables. Y aura-t-il un prix Dutourd ?
À lire
Jean Dutourd, Une tête de chien (éd. et préface de Max Bergez), Gallimard, 2023.