Donc Jean d’O est mort. Et vazy qu’on pleure son regard « pétillant », son « amour de la vie », sa « légèreté », les femmes, la vie, la Corse, l’humour, la bête de scène télévisuelle, l’académicien pas ringard et j’en passe. Et les livres, hormis la Pléiade de son vivant, personne n’en parle. Puisqu’on ne lit plus.
L’écrivain Jean d’Ormesson m’a sauvée…
Pourtant, à l’heure des hommages, vient le moment de dresser le mien. Je ne boude ni les yeux bleus, ni la légèreté, ni l’art de la conversation. Mais j’ajoute les livres, certains. Un jour, j’ai été ado dans une France périphérique à peine sortie de la Première guerre mondiale et Jean d’Ormesson m’a fait passer dans la modernité. Vu comme ça, ça peut surprendre pourtant essayez de vous mettre à ma place. Ado prolétaire, pas mauvaise à l’école, un collège et un lycée de la République sans éclat, si ce n’est l’homosexualité notoire de la prof de latin et de la prof de philo qui vivaient ensemble et écrivaient ensemble des livres très savant sur le naturalisme et le japonisme. Quel avenir pour cette adolescente-là ? Prof, c’est bien déjà. La fonction publique, la possibilité de rester au pays près de ses parents, la sécurité de l’emploi qui compte dans des régions où l’emploi est un lointain souvenir. Le prestige, oui le prestige.
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Pourtant, avant l’internet et les Marseillais à Rio sur NRJ 12, il me semblait qu’il existait un monde lointain, peuplé de livres, de trucs inutiles et beaux, de vies plus rigolotes que prof au collège Jean Lurçat. Un jour, traînant dans une des deux librairies d’Epinal j’ai acheté un Poche à 10 francs, un truc de rien : Histoire du juif errant, d’un certain Jean d’Ormesson. J’avais entendu parler d’un titre pareil, mais sans savoir de quoi il retournait. Et d’un coup, j’ai tout lu et je me souviens avoir vu la lumière. Ça a l’air ridicule, vu comme ça. Mais les enfants de prolétaires n’ont souvent que le dictionnaire, les Tout l’Univers et la presse pour voir ailleurs. Aujourd’hui, il doit y avoir Konbini et NRJ 12, mais c’est un autre type de lumière.
…et sauvera peut-être encore un ado
Dans ce juif errant, d’Ormesson passe d’un sujet à l’autre en prenant prétexte de ce juif errant et embrasse des milliers d’informations et d’histoires aussi inutiles qu’indispensables. Dans le genre, ma folie pour les petits traités de Pascal Quignard, ou les folies d’Onfray ne sont que des conséquences de ce juif errant-là. Je me souviens avoir lu d’autres livres de l’immortel-sympa-aux-Yeux-Bleus-qui-pétillent ensuite. Avec une pointe de déception : le choc du Poche à 10 balles acheté dans un panier gris sur les quais de la Moselle était passé. D’Ormesson, son juif errant m’ont donné envie de lire d’autres livres, écouter d’autres radios, je me vois encore saisie par le choc de l’interview par d’Ormesson d’Emmanuel Berl racontant comment il écrivait le discours fameux de Pétain. Choc si l’on peut dire, tant la conversation ronde, polie, aimable donnait l’air que tout ce qui était dur et compliqué devait être fait avec de la légèreté.
D’Ormesson est donc mort, je ne pleure pas, je ne le connais pas. Je vois les gens fascinés par les images en boucle à la télé, par les célébrations de l’esprit si français pieds nus dans ses mocassins. Et je me dis que peut-être un ado pénible de la France périphérique trouvera un poche à 2 euros dans le panier d’un Cultura de zone commerciale, l’achètera et coupera BFM et NRJ 12 pour lire une histoire.
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