L’immortel Jean d’Ormesson nous a quittés.
Il y a deux sortes d’écrivains, ceux qu’on lit et ceux qu’on regarde comme un spectacle permanent.
Nous eûmes le loisir de beaucoup observer Jean d’O dans notre télé, durant ce demi-siècle passé. Il était l’invité préféré des plateaux et des émissions littéraires. Le Sacha Distel des bibliothèques, le chouchou des librairies, cet inlassable VRP du Quai Conti qui promenait son regard bleu azur sur la laideur des temps incertains. En avance sur son époque, cet aristocrate des lettres avait compris, dès les années 1960, que la lecture pour tous passerait par le poste. Sans l’aura de cette satanée boîte noire, l’écrivain moderne irait droit en enfer.
Une élégance jamais prise en défaut
Il arrivait toujours frais et poli, une citation de Chateaubriand au revers de son veston, le verbe léger qui faisait parfois oublier la lourdeur de certains textes et cette voix qui sifflait comme le vent s’engouffrant sur le Cap Corse. Pivot était aux anges. Les téléspectatrices en pamoison. Le monde de l’édition à ses pieds. Et nous autres, gardiens du temple, thuriféraires hagards des Hussards, adorateurs de Céline, accros zélés au style, pris dans son piège des mots tendres et des poses lascives. Nous avions tendance à le juger un peu sévèrement, lui reprochant sa position commerciale dominante et son dilettantisme souverain. Il nous agaçait à sempiternellement ramener la couverture à lui. Sous prétexte de faire lustrer les œuvres de Stendhal ou Proust, il réussissait l’exploit de ne parler que de lui.
Orfèvre des médias, tacticien hors-pair, florentin jusque dans ses souliers en veau velours, il était redoutablement efficace. Passé un premier mouvement d’humeur et, avouons-le, de jalousie, nous lui reconnaissions ce don inné pour la répartie aérienne, un art divin de la conservation et une élégance jamais prise en défaut, en soixante ans de carrière. Un exploit à méditer car tant de vaniteux finissent fatalement par sombrer.
Il écrivait à guichets fermés
Même sa proximité avec plusieurs présidents de la République aurait pu entacher son image. Les ors des palais ternissent la destinée des artistes, pas la sienne. Il semblait immunisé contre les blessures d’égo et les éternelles luttes de pouvoir. Trop fin et probablement trop désespéré pour en souffrir vraiment, Jean d’O était au-dessus des parties. Hors-sol, il ne s’appartenait plus. Ecrivain préféré des gens de gauche et de droite, des animatrices et des institutrices, ce Johnny Hallyday de la Pléiade avait fait de Gallimard son Stade de France. Il écrivait à guichets fermés.
Il était arrivé à un tel point de notoriété que ses livres n’étaient plus lus, mais achetés frénétiquement, le rêve de toutes les professions aventureuses. Le moindre auteur de province, aigri par les difficultés de noircir cette page blanche, butant sur chaque phrase, savait qu’il existait au royaume de France, un seigneur qui avait déjoué le système et qui vivait de sa plume. Miracle, Saint Jean d’O vengeait, à sa façon, tous les auteurs en mal de reconnaissance. Au terme d’une existence remplie d’honneurs, il avait tout accumulé sur son passage, direction du Figaro, immortalité des bords de Seine et ventes à six chiffres, le grand public continuait à le vénérer. Certains chanteurs se firent même « tatouer » son nom en guise d’allégeance à son génie des affaires.
Si les livres de Jean d’O finiront comme tant d’autres chez les bouquinistes ; la postérité est ingrate ; son allure demeurera comme un zénith indépassable. Il incarnait le bon goût dans une société exténuée, pour nous ça veut dire beaucoup. Il mettait de la distance, de l’intelligence, de l’apesanteur sur les malheurs du moment. Son numéro de séducteur emballait la ménagère, la responsable des achats, mais aussi tous ceux qui le croisèrent dans leur vie.
Jean d’Ormesson, un spectacle permanent
En mars dernier, au cours d’un déjeuner, je l’ai vu prendre la parole et rendre hommage à Michel Déon. Déjà fatigué, tenant difficilement sur ses jambes, il avait conquis l’assemblée par la netteté de son propos, sa manière si enjôleuse et brillante de raconter une anecdote du passé, en somme, une classe qui fit taire mes réticences sur ses romans.
Nous sommes probablement quelques-uns à avoir aimé Jean d’O pour d’autres raisons que purement littéraires. Il fallait le voir circuler, au volant de son cabriolet Mercedes SL, dans les rues étroites de la Rive gauche. Quel spectacle ! Le teint halé, la cravate en tricot légèrement desserrée sur une chemise en oxford, le sourire avenant et le brio de la Grande Vie. Ce soir, Monsieur d’Ormesson, je relirai Au plaisir de Dieu, sorti l’année de ma naissance, repenserai à Saint-Fargeau et rêverai à votre charme inoxydable.
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