Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne, a le mérite de ne pas être un ectoplasme politique. Ce qui permet de le détester plutôt que de le mépriser comme c’était souvent le cas pour son prédécesseur. Ses interventions sont parfois abruptes, mais au moins elles sont claires. À propos du résultat des élections en Grèce et des demandes de négociations du nouveau gouvernement, interrogé par le Figaro il a déclaré : « Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités ». Ce n’est pas très gentil pour ceux qui, comme moi, ont des bouffées de tendresse pour Tsipras et son ministre des finances, tout de charisme décontracté arborant une calvitie évidemment destinée à rappeler que l’on ne peut pas tondre un œuf. Douche froide de Jean-Claude Juncker : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » Houle de rage sur les réseaux, souverainistes montant sur leurs grands chevaux, Marine Le Pen buvant du petit lait. Le problème est que le Président de la Commission a raison.
Ce genre de phrase et les réactions qu’elle suscite fait irrésistiblement penser à celle proférée en 1981 après la victoire de la gauche. André Laignel jeune député socialiste avait notamment déclaré à l’adresse d’un membre de la nouvelle minorité : « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire ». Sur le plan des institutions démocratiques et de leur fonctionnement cette pétition était irréfutable. En démocratie représentative, le peuple est souverain. Dès lors qu’il donne une majorité à des représentants, ceux-ci sont chargés d’élaborer la loi qui devient celle de tout le monde. Et ce qu’une majorité a fait, une nouvelle majorité peut le défaire (Novus rex, nova lex). Même la Constitution, loi fondamentale qui organise les compétences respectives des différents organes de l’État, n’y échappe pas même si les règles d’adoption sont plus exigeantes (majorité qualifiée). Mais, renforcée ou pas, la majorité est toujours la majorité.
En 1981, notre pays était souverain et l’ensemble des questions concernant le gouvernement de la France relevait de la délibération démocratique entre les citoyens français. 36 ans plus tard ce n’est plus le cas et André Laignel aurait tort aujourd’hui. C’est Jean-Claude Juncker qui a raison. Et qui peut dire à Tsipras en substance : « vous avez juridiquement tort même si vous êtes politiquement majoritaire (chez vous) ».
Toute la construction européenne depuis le début des années quatre-vingt-dix s’est faite à partir d’abandons de souveraineté des États au profit d’abord de la Communauté puis de l’Union. Mais, le dispositif adopté ne consiste pas à transférer certaines parties de la souveraineté nationale à un organisme supranational ayant capacité de soumettre directement à la délibération démocratique des citoyens de l’Union Européenne les questions relevant de ses nouvelles compétences.
Pour deux raisons essentielles. Tout d’abord les transferts de souveraineté, ont été effectués par la signature de traités à valeur constitutionnelle. Précédée par des révisions des constitutions nationales permettant ces abandons. Ce qui relevait auparavant dans chacun des états de la délibération démocratique est aujourd’hui ossifié dans une constitution. L’indépendance de la banque centrale, la soumission du financement des états aux marchés financiers, la notion de « concurrence libre et non faussée » comme cœur du fonctionnement de toute l’économie et bien d’autres encore sont aujourd’hui quasiment immuables. Le Parlement européen élu au suffrage direct tous les 6 ans, n’a aucune compétence constitutionnelle.
Alors, et c’est la deuxième raison, la Constitution Européenne peut être révisée mais uniquement par la modification des traités. Et pour cela Il faut rassembler l’unanimité des états qui composent l’Union ! Comme elle a été portée tranquillement et discrètement à 25 membres, ceux qui aimeraient voir émerger « une autre Europe » par la voie juridique ne sont pas sortis des ronces.
Le processus de la construction européenne, n’a pas arrangé notre pauvre constitution de la Ve République. Défigurée par près de vingt-deux révisions successives en vingt-cinq ans, elle organise le fonctionnement des pouvoirs publics français dans des conditions qui n’ont plus rien à voir avec celles de 1958. Alors, on l’accuse de la rage et on propose d’en changer.
En oubliant que le problème est bien celui posé par Jean-Claude Juncker. L’Union Européenne n’est pas un dispositif de démocratie représentative. L’Espagne, après la Grèce pourra donner la majorité à Podemos aux Cortes, la France élire Jean-Luc Mélenchon, la situation sera la même. Celle de la Grèce incapable de supporter sa dette, réclamant une remise (un coup de rabot) impossible à accorder. Ce serait la ruée, Italie Espagne Portugal (et France ?) venant demander la même chose. Alors, comme le dit Frédéric Lordon l’alternative de Syriza et simple : « passer sous la table où la renverser ».
La renverser ? Le système construit a verrouillé un modèle économique sans marge de manœuvre, et plaqué sur des pays et des situations qui n’ont rien à voir. Il a instauré une monnaie unique-totem dont il est difficile de nier les effets délétères. Il a créé une bureaucratie bruxelloise choyée de près de 60 000 personnes qui ne peut avoir qu’un objectif, sa reproduction. Mais il rencontre aujourd’hui un obstacle dont la Grèce est un symptôme fort : le retour du politique. Manifestement, les peuples ne veulent plus de cette Europe. Partout, l’euroscepticisme progresse. La dénonciation du populisme et le mépris social qui l’accompagne ne mèneront pas loin. En Grèce, ce sont un peu plus de 30 % des électeurs qui ont élu Syriza. Les sondages lui donnent désormais 70 % de soutien dans la population. Pour une raison simple. Ce pays et ce peuple présentés comme des mendiants viennent de retrouver un peu de fierté. Et ça Monsieur Juncker… Pour l’instant vous avez juridiquement raison, mais probablement politiquement déjà tort. On sait depuis Hobbes que c’est l’autorité du souverain (en l’occurrence le peuple) et non la vérité de ses décisions qui fait la loi (voluntas non veritas facit legem). Ce que l’on appelle trivialement le rapport de force politique.
Et puisque je viens de m’adresser à Jean-Claude Juncker, j’aurais aussi un petit message pour Messieurs Tsipras et Vafourakis.
« Ne lâchez rien. Vous avez été choisis par le peuple grec pour le conduire dans le combat contre l’Union Européenne, sa bureaucratie, son cynisme et sa servilité vis-à-vis de la finance. Elle vient de vous adresser un ultimatum insolent. Vos mandants sont les citoyens grecs, mais désormais pas seulement. Vous représentez beaucoup plus. Les Italiens, les Espagnols, les Portugais qui souffrent de cette Europe, les Français bafoués dans leur vote en 2005, trahis après le 6 mai 2012, et bien d’autres encore. Ils vous regardent. »
« Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi. C’est la règle. C’est le niveau des vies héroïques, c’est le niveau des vies de sainteté.»
C’est du Péguy. Pardonnez-moi cette grandiloquence, mais le moment la mérite.
Et puis soyez sympas, j’ai tellement envie de voir ça.
*Photo : Geert Vanden Wijngaert/AP/SIPA . AP21687985_000012 .
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