L’art a toujours porté la promesse de nous libérer du temps et de la mort. Devenu « contemporain », il s’est soumis au présent et à l’argent. Désacralisé par la modernité, l’art n’honore plus la vie. Ce qui signifie qu’il se meurt.
Ce que nous appelons « art » est cet objet inutile qui se laissait autrefois entrevoir dans les temples, puis dans les églises du MoyenÂge, à demi caché et relégué dans les hauteurs, déployé enfin dans les palais des puissants, et aujourd’hui ce fourbi sans destinataire et sans but qui s’étale dans les musées.
Soumission au temps
L’art « contemporain », par son étymologie, est l’art de son temps, né de son temps. Concubinage chaque fois renouvelé de la création avec la poussée des heures, il fait parfois apparaître des monstres, des êtres dont on supporte à peine la vue.
Curieusement, depuis que le mot « art » lui-même s’est imposé pour désigner la capacité de fabriquer des œuvres qui ne seraient plus d’ordre utilitaire, pratique ou consumériste, il ne prétend plus se délivrer du temps. « Contemporain », l’art est au contraire celui de la soumission au temps. Et, version militante, quasi guerrière, il y a l’art d’« avant-garde », pratiqué par des milices héroïques, devant des amateurs ébahis, pour explorer le champ militarisé du présent.
Le temps mène à la mort et l’art est supposé nous donner le pouvoir de dominer le temps. Ce qu’on appelle aujourd’hui – par habitude ou par paresse – « art » a toujours été l’exercice d’une activité permettant d’échapper à la maladie du temps et à notre condition d’être mortel. À l’origine, l’art fut une promesse, celle de la transfiguration : accéder à la beauté des dieux et des déesses antiques, côtoyer les Anges et les Dominations, puis les rois et les reines, les courtisans et les courtisanes, les capitaines d’industrie et les « créateurs » de l’esprit. Ainsi sommes-nous passés de l’époque antique à l’époque moderne. Aujourd’hui, parvenus au terme de la transcendance, qui représenter, admirer, honorer ou sublimer ?
Comment « canceller » une culture déjà défaite ?
Notre modernité est marquée par la grande confusion des combats. La cancel culture est l’un d’eux. Mais comment annuler, effacer, « canceller » une culture déjà défaite ? La cancel culture est un champ de mines posé sur un champ de ruines. Que reste-t-il, par exemple, de notre compréhension de l’iconographie médiévale, cet art d’une richesse, d’une beauté et d’une philosophie sacrale sans équivalent ? Savons-nous encore ce qu’est une Pietà ? L’oubli par l’ignorance rivalise avec les idéologies du moment. Nous voici ramenés à la boue, à la gadoue, aux soupes monochromes lancées sur des tableaux dans les musées, à la matière informe qui rappelle les giclées de peinture de l’art abstrait et les exubérances excrémentielles des créations des années 1960.
L’art contemporain se comprendrait comme le processus du renversement de la sainte trinité freudienne, la topique qui, dans le psychisme d’un individu, s’équilibre entre le Moi, le Ça et le Surmoi. Une dynamique entre exigences pulsionnelles et inconscientes du présent, et formation d’idéaux et d’exigences venus d’un passé lointain. Ce retournement fait apparaître la domination du Ça sur le Moi, et fait disparaître le Surmoi.
Notre culture est effacée depuis longtemps. Laïcisé, désacralisé, l’art relève aujourd’hui de la sensibilité et du goût, plus que du savoir et de la connaissance. Il suffit de montrer une paire de seins pour que l’on crie à l’obscénité, alors que les plus grandes œuvres de la peinture sont des œuvres érotiques. L’histoire de l’art, que l’on n’enseigne pas assez, et que j’ai apprise aux États-Unis lorsque j’étais étudiant grâce à une pléiade de savants formés à Vienne, est une discipline aussi riche que l’histoire des idées. L’iconographie raconte les images, le sens profond délivré par un ensemble de formes et de couleurs qui n’ont rien d’arbitraire et ne sont pas la manifestation d’une subjectivité devenue folle.
S’il s’agit de sa valeur, l’art n’a plus qu’une valeur monétaire. Une œuvre d’art, c’est désormais le prix qu’on lui assigne en salle des ventes. Un objet précieux, de l’argent qui dépasse toutes les valeurs, de cet or qu’on a si longtemps cependant comparé, dans son surgissement soudain, aux fèces.
Stade ultime donc : retour à l’excrément.
Gustave Flaubert, que je lis en ce moment, est sans doute celui qui, au cœur même du xixe siècle, a le mieux décrit ces processus dont il fut le contemporain : le personnage de Jacques Arnoux, le propriétaire de l’Art industriel, un marchand de tableaux, qui vend des boîtes de couleurs, des pinceaux, des chevalets et des faux en peinture, « un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques ». Quant à Bouvard et Pécuchet, ils incarnent mieux que quiconque la fausse science, le mauvais goût, la rapacité et la prétention d’une classe bourgeoise naissante qui fut, en son temps, la parfaite préfiguration des partisans du wokisme aujourd’hui.
J’ai toujours été convaincu du sérieux de l’art. Le musée a un rôle important : il est le lieu où l’on rassemble les icônes, étymologiquement les images, et qui, débarrassées de leur dimension sacrée, n’en gardent pas moins une puissance incroyable, un magnétisme qui ne faiblit pas. Mais l’art, comme la science dont il a longtemps été inséparable, est en train de crever. L’art crève à partir du moment où il n’est plus là pour honorer la vie ; la science crève de n’être vouée qu’à apaiser les souffrances finales. Honorer la vie, c’est honorer l’individu, son visage, honorer l’homme en tant que personne. Car l’homme n’est ni interchangeable ni renouvelable.
Rendons à la culture son pouvoir de rendre le monde habitable.
À lire
Jean Clair, Le Livre des amis, Gallimard, 2023.
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