« Mon royaume pour des souliers », le programme politique le plus enthousiasmant de ces cinquante dernières années était porté par un acteur de cinéma.
J’ai beau me forcer, je n’y arrive pas. J’entrevois vaguement les enjeux civilisationnels de la future présidentielle et je m’en moque. Tout ça manque désespérément d’ampleur et de profondeur. Dans aucun programme esquissé pour le moment, je n’entends battre le cœur de mon pays, c’est-à-dire cette onde nostalgique et tentatrice qui transcende les êtres perdus dans la mondialisation et leur fait enfin espérer une autre France. Plus entière et exigeante, plus esthétique et artisanale, plus miroitante et manuelle, plus sobre et inspirante. Il y a bien quelques incantations charmantes, coups de menton et jurons entendus ça et là, mais toutes ces formules semblent tellement usées, fatiguées par tant d’années d’errance politique. Elles parviennent à moi, dépouillées de leur suc, absorbées par un quotidien forcément destructeur.
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Il est trop tard. Elles ne résonnent plus dans mon chant national. Elles habillent seulement le bavardage démocratique, cache-sexe de nos impudiques gouvernants. Je perçois même une forme d’indécence à venir déranger notre somnambulisme par le vacarme des mots et des idées. Respectez au moins le silence des peuples qui meurent à petit feu ! Quelle vision nouvelle faudrait-il pour me sortir de cette torpeur ? Quel élan fondateur pourrait réanimer une nation qui s’effrite ? Quel projet sublime et merveilleux mobiliserait aujourd’hui toutes nos forces vives ? Un homme, à l’embonpoint académique et à la diction florentine nous a montré le fragile chemin. Un Saint ? Un chef d’État ? Non, un acteur qui démarra sa carrière au TNP et chez Agnès Varda. Il a entrouvert les portes d’un autre monde possible où l’élégance ne serait pas affreusement ostentatoire et où le bon goût conserverait cette forme de vieille politesse issue de l’Ancien Régime. Nous fêterons dans quelques semaines les quinze ans de sa disparition. Sans le savoir, avec la discrétion qui honore les gentilhommes, Philippe Noiret (1930-2006) a, durant toute sa vie, propagé le plus audacieux des messages électoraux. Une profession de foi qui séduit toujours par sa finesse d’esprit, sa mission éducative, son charme agraire et son maintien aristocratique. Cette beauté qui s’appelle aussi le style apparaissait ou plutôt éclatait dans sa façon de se vêtir et de se chausser. Un prolongement souverain de sa personne. Quand je parle de programme politique d’une audace folle, à la fois respectueux des traditions et traçant la voie d’une modernité éclairée, je parle de sa collection de chaussures réalisée par John Lobb dont on peut voir actuellement plusieurs modèles exposés dans la boutique parisienne du 51, rue François 1er. A partir de 1973, dans la foulée de « La Grande Bouffe », l’acteur décide de se lancer dans le grand bain du sur mesure. Il a murement réfléchi cette intrusion dans l’artisanat d’art, il en a longuement parlé à son épouse, Monique Chaumette. Il exauce enfin ses rêves les plus intimes à la quarantaine passée et s’extrait de sa classe sociale sans hargne, ni violence. Ce n’est pas une tocade de nouveau riche, une parade dérisoire et futile, au contraire c’est l’engagement d’une vie pondérée. L’aboutissement d’une réussite professionnelle et le souvenir d’un père esthète, la rencontre de l’œil et de la main, du labeur de l’établi et de la sueur du travailleur, de la flamboyance de l’artiste et d’un ancrage terrien, l’expression d’un localisme palpable. Chaque année, avec les maîtres bottiers de la maison, il imaginera des souliers qui lui ressemblent. Des créations uniques où les heures ne comptent plus, seule la joie de créer ensemble un objet rare et quasi-magique fédèrera tous ces hommes. Entre l’acteur célèbre et les bottiers, on parle le langage universel du savoir-faire et de l’émulation, de l’apprentissage et de la contrainte technique au service d’un produit qui flirte avec l’œuvre d’art.
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Cette démarche élitiste m’émeut car elle est à l’opposé de notre société du mimétisme et de la fulgurance, de la délégation de compétences et de l’exterritorialité. Cette ascèse nous guide vers l’excellence. Si Philippe Noiret avait choisi de consacrer, chaque année, une somme importante dans une paire de chaussures, il fallait y voir le sceau de la rigueur et du compagnonnage. A l’évidence, ces films demeurent des espaces de liberté avant que la laideur et la froideur n’envahissent nos écrans. Il appartenait à une race d’acteurs qui n’existera bientôt plus. Son classicisme n’était raillé que par les jaloux et les falsificateurs. Derrière ce jeu rond et puissant, porté par une voix d’outre-tombe, il distillait les moindres vibrations de l’intensité humaine. Inlassable messager du beau geste et de la fluidité du texte, il chargeait aussi ses chaussures de mille reflets et d’une ambition politique. On ne regardait pas ses pieds comme un outrage à la misère ambiante, mais comme une profonde réflexion sur une production mesurée, des rapports commerciaux équilibrés et une longévité à faire perpétuer le mythe de notre nation. Quel candidat osera évoquer le sur mesure dans les débats de campagne comme une façon d’appréhender le monde et de respecter son prochain ?
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