J’apprends depuis ma retraite au Mont-Noir dans la villa Yourcenar, où je me trouve en résidence d’écrivain pour un mois, qu’un pays cher à mon cœur d’adolescent connaît des troubles après l’élection parfaitement régulière d’une chambre des députés à majorité communiste. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’il s’agit là, après l’Ukraine et la Géorgie, des habituelles tentatives de déstabilisation menées par un président américain qui, quoique noir, n’en continue pas néanmoins à encourager en sous main ces pseudo-révolutions orange (la couleur du Modem chère à André Epaulard) dans toutes les anciennes républiques socialistes soviétiques qui s’obstinent à vouloir garder leurs systèmes de protection et de solidarité sous la houlette d’apparatchiks bonhommes. Je citerai le président de Biélorussie, l’avisé Alexandre Loukachenko, qui ne voit pas l’intérêt, comme on le comprend, que les jolies filles blondes de son pays finissent dans l’industrie pornographique du grand marché unique, avec sa concurrence libre et non faussée.
Il y aurait eu un mort parmi les manifestants antigouvernementaux moldaves. Un mort dont on a beaucoup plus parlé que celui des manifestations londoniennes du G20, mais passons, on sait qu’un manifestant tué par une police démocratique est toujours un émeutier tandis qu’un manifestant tué par une police communiste est toujours une victime de la liberté (du marché ou d’expression, peu importe, la liberté, on vous dit…)
Pour plus de renseignements, sur cette affaire moldave, il faudra attendre le prochain SAS dont nous avons déjà dit ici qu’il s’agissait de la seule source d’informations fiables sur la géopolitique de notre temps.
Mais revenons à la Moldavie.
J’ai été très heureux en Moldavie. La capitale s’appelait encore Kichinev et non Chisnau. J’y ai passé quelques temps entre 1979 et 1982, pour perfectionner mon russe, histoire d’entamer une collaboration fructueuse quand les sept millions d’homme en tenue kaki du Pacte de Varsovie se décideraient à franchir le Rhin pour venir, enfin, nous libérer de la tyrannie des dernières années du libéralisme avancé à la sauce Giscard.
J’avais quinze ans et je ne voulais pas pourrir. Je me souviens particulièrement de l’été 1980.
Il fait beau.
Il y a des portraits de Brejnev à l’entrée du quartier réservé aux maisons Mitteleuropa.
Le secrétaire général a commencé sa carrière en Moldavie.
L’église catholique est fermée, ma mère (tendance Témoignage Chrétien) m’avait demandé de vérifier.
Mes amis s’appellent Auguste Naouki et Violetta Moldovan. La Moldavie ressemble aux coteaux du beaujolais, le vin moldave, lui assez peu au Morgon. Auguste lit Eminescu et Essenine. Il me parle de la Pologne qui bouge, des Américains qui boycottent les JO de Moscou, les salauds.
Les livres ne coûtent presque rien. Violetta parle le russe, le moldave, le roumain, le français. Elle a dix-sept ans, elle est brune et a un gilet orange comme jamais je ne verrai plus de gilet orange. Je comprends les articles de Ogoniok et de la Komsomolskaïa Pravda.
Auguste joue aux échecs. Je ne le battrai qu’une fois. Je crois qu’il m’a laissé gagner. Gentillesse soviétique, courtoisie latine.
Violetta a dix-sept ans. La maison de son père ressemble à un chalet balnéaire de la côte normande, dans une avenue blondinienne, calme et profonde comme un cimetière. Les Pobiéda roulent en silence.
Auguste et Violetta ont le droit d’aller avec moi au Beriozka de l’Intourist. On achète des Marlboro et du chocolat. Moi, je m’obstine à m’arracher les lèvres sur le carton des papirosses et à tousser : je fumerai communiste, quoiqu’il m’en coûte.
On a du mal à écraser les carrés de sucre dans les verres de thé.
Un soir, je suis très saoul. L’odeur de pinède du jardin de Violetta m’empêche de vomir.
On entend l’hymne soviétique qui vient d’une télé à l’intérieur: il est minuit.
Je pleure comme un veau quand Violetta m’embrasse une dernière fois sur le tarmac de l’aéroport. « Mé jiviom v raznire planétare », dit-elle. Nous vivons sur des planètes différentes, oui…
Gilet orange. Portrait de Lénine. Une édition bilingue d’Eminescu donnée par Auguste.
L’Atlantide, seigneur, c’était l’Atlantide.
Qui n’a pas vécu en Moldavie avant 1989 n’a pas connu la douceur de vivre.
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