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Je ne suis pas un héros!

Faut pas croire ce que disent les journaux


Je ne suis pas un héros!
Charles Seyrol. Photo: Stéphane Edelson

Étudiant en sixième année de médecine, et malgré la préparation du redoutable concours de l’internat, Charles Seyrol s’est engagé comme infirmier de nuit en soins intensifs dans un service
COVID +. Il raconte sans tambour ni trompette sa drôle de guerre passée à diagnostiquer et veiller les malades.


Quand on entend « Nous sommes en guerre », on songe au départ la fleur au fusil, à l’effort commun, à la camaraderie virile. Mais la guerre, c’est aussi – et surtout, sans doute – l’interminable attente du feu, l’ennui et les petites lâchetés.

Plan blanc à court d’haleine

On prête au chevalier équipant son heaume avant la joute tout un tas de nobles pensées. Je peux en témoigner : bien se brosser les dents pour ne pas s’empuantir, et ne pas oublier le pansement de silicone sur l’arrête du nez pour éviter l’escarre. Voici les pensées héroïques au moment de revêtir le FFP2. Pas plus de deux masques par nuit et interdiction d’y toucher. Nous partons en guerre avec le drapeau blanc rivé sur le visage, dans une espèce d’intime confinement olfactif et la promesse d’un discours nasonné. Le djihad est d’abord un combat contre soi-même, n’est-ce pas ? En l’occurrence contre l’envie de se gratter. Séparés des miasmes des malades comme eux sont séparés de nos paroles, nous communions avec les pneumopathes dans la dyspnée (difficulté respiratoire).

Il faut faire face à la pénurie de matériel. Ici, ce n’est pas la Suisse, on ne change pas d’équipement entre chaque patient. Nous enlevons les portes des chambres pour pouvoir surveiller les malades sans toucher à rien (un « regard appuyé » n’est pas contagieux) – ainsi revient le charme des salles communes du xixe. Nous pensions le classique hôpital pavillonnaire has been : une gestion redondante et dispendieuse, une entrave à l’échange entre les services… Nous le redécouvrons bien pensé : les pavillons sont plus autonomes, et séparent les infections. Métaphore hospitalière de la société des nations.

A lire aussi, Anne-Laure Boch: L’hôpital au temps du covid

L’intubeur entubé

L’étudiant en médecine étudie, cela va de soi, mais à l’étude il joint la pratique depuis les débuts. Chaque jour à l’hôpital depuis 4 ans, dans quelque 13 services différents, et près d’une centaine de nuits. Premier stage de mon externat à l’institut médico-légal de Marseille (autopsie, viols et balistique), le dernier dans un hôpital psychiatrique parisien, entre les deux : urgences et réanimation, maternité, laboratoires, chirurgies… Des milliers de patients, des milliers d’histoires. J’ai pris part à plus d’une centaine d’interventions chirurgicales, rafistolé un terroriste menotté au brancard sous les postillons de ses « Allahu akbar », ligoté des furies, effectué moi-même peut-être un kilomètre de sutures, le jour comme la nuit, avec le cœur d’un artisan à l’ouvrage – et bien d’autres choses encore… Notre travail quotidien paie largement notre formation, semble-t-il, puisque nous sommes payés d’un excédent de deux euros de l’heure, plus les gardes (bac + 6, c’est 52 euros bruts). J’y ajoute des aides-opératoires dans le privé et un prêt pour subsister. Bientôt interne, je vais pouvoir toucher mon premier SMIC, payer mes impôts et rembourser mes dettes. Il y a de quoi être jouasse ! J’ai suturé votre mère, trépané votre père, emplâtré vos enfants, servi votre accouchement à des heures indues pour le prix d’un café-horaire, d’exceptionnels mercis, de nombreux « c’est un dû ». Mais peu importe, être un héros, ça n’a pas de prix, n’est-ce pas ?

Comme les 9 000 étudiants français qui préparent le concours de l’internat, je ne vois pas la perspective d’un confinement bouleverser mon quotidien. Non, la vraie surprise pour celui dont on exige une connaissance encyclopédique de la médecine est plutôt de découvrir qu’il n’existe plus qu’une maladie, faussement nouvelle et dépourvue de recommandations académiques – « intombable » donc à l’examen. Et voici qu’on nous presse d’abandonner les révisions pour cette dernière : « Besoin de renfort urgent dans les unités Covid et réa » – c’est l’intitulé du mail de crise auquel j’ai répondu. Les applaudissements de casseroles de 20 heures marquent pour moi l’heure de prendre du service.

Travail de nuit, à l'unité de soins intensifs en cardiolohgie de La Pitié-Salpêtrière, avril 2020.
Travail de nuit, à l’unité de soins intensifs en cardiolohgie de La Pitié-Salpêtrière, avril 2020.

Le désert des Tartares

Mobilisation générale du personnel, et réaffectation vers les services Covid. L’équipe « résidente » de l’institut de cardiologie de la Pitié-Salpêtrière reçoit le renfort d’intérimaires aux accents régionaux ou d’infirmiers libéraux qui se trouvent plus utiles ici qu’à colporter les miasmes durant leurs 50 visites jour à quatre masques la semaine. Entre deux feux, nous nous regardons dans le blanc des yeux, au-dessus du blanc des masques – nos rires s’en arrangent.

Médecin devenu infirmier, il n’est pas question de mettre moins la main à la pâte. Ici, point de lutte des classes, nous échangeons savoirs et techniques, passons en revue les ragots hospitaliers avec d’autant plus d’humour que nos points de vue sont différents. Les malades y gagnent d’avoir un presque-médecin à leur chevet, au milieu des authentiques « soignants » et j’en bénéficierai moi-même dans l’avenir, fort de ce « stage ouvrier ».

Comment Aragon et Breton, alors étudiants en médecine et réquisitionnés comme infirmiers, ont-ils trouvé le temps d’écrire, sur le front en 1918 ? Les premiers chapitres d’Anicet furent écrits « devant le Chemin des Dames », de l’aveu même d’Aragon. Il n’y est pas question de guerre, mais de l’amour complexe du poète pour la beauté. Un sujet de planqué, dirait-on. Pourtant, les « obus bzzz » l’enterrent trois fois, il lit Rimbaud sous le masque à gaz. Le danger qui passe au-dessus des têtes s’accompagne d’un proportionnel ennui. Comme dans Le Désert des Tartares de Buzzati, où l’on meurt d’attendre un ennemi qui ne vient jamais, et avec lui l’héroïsme. C’est aussi ce que nous vivons dans cette guerre médicale, loin des clichés médiatiques, jusque dans les services de réanimation et de soins intensifs. Longues nuits de veille à surveiller les malades, à faire le récit de nos aventures, à rivaliser de pitreries, et à attendre la décompensation brutale qui caractérise cette imprévisible maladie ou les prochains patients qui débaroulent, souvent en série, par on ne sait quel antique mystère. La nuit où nous avons dû hospitaliser en urgence un membre de notre propre escouade, j’ai senti les balles siffler dans son souffle. Nous n’avions pas vu ses lèvres bleuir sous le masque ni ses 40 degrés. Cela dit, autant l’avouer, nous ne sommes pas débordés. La plupart du temps, nous tournons à un infirmier pour un malade, le grand luxe. Ici, la vague tant redoutée n’est jamais arrivée et nous sommes clairement en surnombre. Preuve que les hôpitaux se sont organisés, finalement.

Seyrol-Soignants-Affalés« Quelque belle que soit la comédie en tout le reste… »

Dans cette antichambre de la réanimation, on maintient tant bien que mal à flot de nombreux malades souffrant de la pneumopathie du Covid-19. La plupart s’en sortent très bien et nous égaient de l’ivresse de leur santé recouvrée. Mais ce virus serait un ennemi facile s’il venait seul.

Un homme sans histoire médicale étouffe : un Covid banal, c’est ce que nos confrères ont pensé avant d’exhumer une violente douleur dans la poitrine survenue quelques jours plutôt et mise sur le compte d’une indigestion. Dans le contexte épidémique, cet homme vigoureux avait préféré « attendre que ça passe ». Et ça s’est passé en effet, six heures plus tard, lorsque le bon tiers de son cœur eut achevé son irréversible nécrose – c’était un infarctus. Le cœur, dès lors, est incapable d’éjecter une fraction suffisante de sang vers les organes. La pression augmente en amont, et le plasma filtre vers les alvéoles pulmonaires : une lente noyade dans son sang. Nombreux sont les services qui constatent la diminution de leurs urgences « ordinaires ». Combien sont dans le cas de cet homme ?

Une femme dont toute la famille est infectée étouffe. Son cœur fatigue, une vague histoire de perte d’odorat : c’est un Covid, assurément, on ne voit plus que cela ! Myocardite covidienne ? Il a fallu faire l’effort de garder son sang-froid, de revenir aux bases. Une femme, vestale ou pallaque : toujours évoquer une grossesse. Elle l’ignorait, mais le taux d’hCG dans son sang crève le plafond : grossesse môlaire invasive – quand le placenta dégénère en tumeur – et son lot de complications : toxémie gravidique, cardiomyopathie. C’est le chirurgien qui la délivrera, et non le réanimateur – et la délivrera aussi de notre havre d’infection : elle n’a pas ce Covid qui empoisonne aussi nos diagnostics…

« … le dernier acte est sanglant »

Certaines gardes s’annoncent tranquilles au vu des hospitalisés plutôt stables. Mais il y a cette vieille femme fébrile dont le cœur est foutu… Un pacemaker pourrait la sauver, mais il faut qu’elle passe le cap de cette pneumonie. Elle est davantage confinée ici que chez elle : nul voisin ni ami, visites interdites, pas de FaceTime – les soignants se relaient masqués et ne la touchent qu’avec des gants. Ce soir-là, son cœur fibrille et lâche, pas moyen de la réanimer, elle est morte. Nous l’entourions, lui tenions la main, oui, puis vient l’extrême trivialité. Quel est le protocole pour les décès Covid déjà ? Comment prévenir la morgue sur ce logiciel pourri ? Certificat de décès dans les règles : « La mort est constante et réelle », toilette-javel immédiate, sac à viande étanche et expédition dans les deux heures. Sa famille est prévenue, elle n’aura que ce temps pour rejoindre l’hôpital et espérer la voir. Une personne seulement. Pas plus d’une demi-heure. Mesure compassionnelle, paraît-il. Eux habitaient trop loin, ils ne verront qu’un cercueil hermétique. L’homme et son humanité semblent s’être confinés séparément.

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Des milliers de maladies que nous étudions, une seule peut-être aura raison de nous – peut-être la moins intéressante. Le médecin œuvre avec la certitude de son échec final.

La médecine n’est pas un sacerdoce

Macron : « Reconnaissance de la Nation à ces héros en blouses blanches, ces milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le soin » – que je t’étrangle si je ne te soigne ! Un autre s’y met, un certain prêtre argentin, qui nous sert du « soldats morts par amour, crucifiés de l’Histoire » et associe médecins et employés de magasin sous le même titre historique de « héros ».

Je ne crois pas au héros, ni au monstre, comme je ne crois pas au génie – ces demi-dieux séparés des hommes que l’on brandit comme un étendard dans un atavisme idolâtre. Je crois aux petites vertus rendues grandes par les circonstances qui les éprouvent, comme je crois au talent et au travail qui le cultive. Les médecins ne sont pas des héros. Du reste, ils ne sont pas non plus des élus, et il est pénible de voir la science se substituer à la volonté politique.

Je suis monté au front pour abattre le totalitarisme diagnostique et politique du Covid, retrouver la biodiversité des maladies. Et surtout pour ne pas rester assis à étudier dans un moment pareil. Car ne vous y trompez pas, le bon médecin ne soigne pas par amour, mais par intérêt. Pas celui que vous croyez, mais l’intérêt pour la vie ordinaire, et l’intérêt pour la maladie. N’empêche, il sauve des hommes, c’est factuel. L’amour du patient, dans notre métier, est pour ainsi dire « accidentel » – et c’est mieux ainsi ! car vous n’avez que faire de nos pleurnicheries, et il y a mieux que nous comme « professionnels de l’amour ».

Seyrol-Hôpital-Assemblée-Médecins

Si j’ai trouvé ma vocation dans cet apparent bourbier, si j’y ai ma place, c’est aussi pour la joie qu’on y trouve, et parce que cet artisanat médical donne un exutoire positif à ma vaillance de jeune mâle. D’autres rapinent ou brûlent des voitures, je ne me trouve pas si différent : je mets les mains dans la viande et le sang, mais c’est avec la satisfaction du travail bien fait et la jubilation souveraine de vous rendre à la vie. Nous réparons les jambes pour les voir danser, rions avec les gueules cassées, et je grille une clope avec mes malades dont le Covid est guéri. Confinement et hygiénisme me sont plus odieux que la mort – nous pourrions en devenir plus malades.

Si héroïsme il y a à faire son métier, prenons l’ironique exemple de ce prêtre dont parle Graham Greene dans La Puissance et la Gloire. Traqué par la révolution mexicaine, son héroïsme vient d’abord de ses échecs répétés à fuir le pays. Alcoolique, lâche, fornicateur, c’est le dernier prêtre de son État, et le dernier des prêtres, vraiment. Mais l’inertie de son tempérament est couronnée de bénédictions clandestines. Son humilité rayonne sous sa plus fidèle conviction : celle d’être aussi médiocre qu’inutile. La veille de son exécution, il réclame du brandy par crainte de souffrir. Il aura pourtant répandu la joie, l’espoir et le pardon. Et les enfants du pays tremperont leurs mouchoirs dans son sang pour en faire des reliques – comme si son humanité était contagieuse.

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Mai 2020 – Causeur #79

Article extrait du Magazine Causeur




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