A l’heure où j’écris ces lignes, je ne sais pas si Al Jazira, la chaine qatarie, diffusera les vidéos tournées par Mohamed Merah. Si c’est le cas, et même si les chaines françaises décident de ne pas le faire comme ce fut heureusement déjà le cas pour les décapitations d’otages occidentaux filmés par les groupes islamistes pendant la guerre en Irak, je sais très bien qu’elles seront disponibles à peu près partout ailleurs sur Internet dans les minutes qui suivront.
Je sais aussi que l’idée que je me fais de la dignité humaine fait que je ne les regarderai pas. Par respect pour les familles, par respect pour les morts. Et puis, elles n’apprendront rien à personne sauf peut-être à des spécialistes de l’antiterrorisme, des criminologues, des psychologues.
Non, la mort filmée en direct d’enfants et de soldats par leur assassin est un spectacle qui n’a même pas de vertu pédagogique. Voire, par un effet pervers, exercer une fascination et des désirs d’imitation chez les esprits faibles.
Il n’y a rien de plus intime que la mort, la première chose que l’on fait quand on assiste à la fin de quelqu’un de proche, c’est de lui fermer les yeux, de lui serrer la main une dernière fois comme pour lui dire que ça va aller.
Pas de filmer le moment avec un caméscope ou un smartphone pour se le repasser ensuite. Mais il est devenu banal de dire que nous vivons dans la civilisation de l’image comme si l’image, la représentation était un supplément pour comprendre le monde alors que dans le meilleur des cas, elle n’en est que l’illustration. Et à ce titre, je ne vois pas pourquoi les images de Merah devraient devenir publiques sinon pour flatter le voyeurisme le plus abject. De fait, Mohamed Merah nous tend un ultime piège empoisonné. Au-delà de sa folie haineuse, de son islamisme délirant, de son choix d’une période électorale pour agir, il a déjà interrogé notre capacité à surmonter nos divisions, à réagir démocratiquement tout en répondant sans pitié et avec rapidité à une attaque qui a visé des soldats, c’est-à-dire ceux qui dans ce pays se dévouent à sa défense et d’autres, des enfants, qui incarnent l’innocence et ont été tués, définition même du racisme, non pas en raison de ce qu’ils auraient fait mais simplement de ce qu’ils étaient.
En filmant ses meurtres, Mohamed Merah interroge chacun de nous au plus profond de son intimité.
Quel est notre rapport à l’image, à l’image insoutenable ? Seul, face à l’écran de son ordinateur qui résistera et qui ne résistera pas à sa part obscure ? Personne ne sera là pour nous juger, nous nous retrouverons en tête à tête avec notre pulsion voyeuriste. Une pulsion du même ordre que celle qui a poussé certains, malgré tout, à regarder les scènes de décapitation dont nous parlions plus haut. Ou du porno pédophile.
Depuis les années 70, il existe toute une littérature, tout un cinéma autour de ce qu’on appelle les snuff movies. Ce serait des films tournés sur commande qui représenteraient des tortures et des mises à mort d’êtres humains non simulées et seraient ensuite revendus à de riches amateurs. A ce jour, aucune preuve que ces snuff existent vraiment n’a été apportée même si les polices du monde entier pensent que c’est possible, que l’on n’est pas seulement dans le domaine de la légende urbaine.
Regarderiez-vous un snuff movie, si vous en aviez l’occasion ? Moi non.
Et Merah n’a pas fait autre chose que tourner un snuff movie. Avec sa caméra dans une main et son 11’43 dans l’autre, il est une parfaite allégorie de son temps, il est bien un enfant de son époque, de Facebook et des réseaux sociaux où la moindre action, l’événement le plus anodin a un besoin vital de la photo ou de la vidéo pour donner à ses auteurs l’impression qu’ils ont vraiment vécu cette fête d’anniversaire ou ces vacances en Toscane.
Merah était camé à l’islamisme, ça ne fait pas de doute. Mais il ne fait pas de doute non plus, avec son goût pour l’image et la mise en scène, qu’il est bien le rejeton dénaturé de la téléréalité, poussée dans sa logique la plus obscène. Et je ne tomberai pas dans son piège…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !