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Je n’ai jamais aimé la Révolution française

Cet épisode majeur de notre roman national n’a pas été le soulèvement magnifique de tout un peuple, mais une folie meurtrière et inutile


Je n’ai jamais aimé la Révolution française
Nuit du 4 août 1789. Les députés votent la fin des privilèges féodaux. D.R.

Je dois confesser que je n’ai jamais aimé la Révolution française…


Enfant déjà, quoique passionné par l’Histoire de France, cet épisode me rebutait. Ses grandes figures me paraissaient toutes plus antipathiques les unes que les autres. Quant au « Peuple de Paris », dépenaillé et vociférant, grand amateur de guillotine, il faisait horreur au petit rural que j’étais, dans un village de la côte normande marqué par la guerre. Il n’était pas jusqu’à la Marseillaise, que nous devions apprendre par cœur et chanter à chaque 11 novembre devant le Monument aux Morts, qui ne me parût suspecte. Mes deux grands-pères et deux grands-oncles avaient été tués pendant la Grande Guerre (on ne disait surtout pas « tués » mais « morts au Champ d’Honneur ») et c’était surtout leur sang que je voyais abreuver nos sillons.

À l’école communale, notre instituteur ne manquait pas de dénoncer le despotisme des rois de France et de chanter les louanges de la Révolution mais au lycée ce fut bien pire. Notre professeur d’Histoire était tellement piqué de la Révolution française que nous l’avions surnommé « Citoyen ». Il fallait l’entendre, récitant à tout propos la Déclaration des droits de l’homme et offrant à notre admiration Robespierre et Saint-Just. Il n’attendait pas pour ce faire que la Révolution arrivât au programme. Il suffisait de le lancer au début du cours, sur la mort de Bara par exemple. Alors Citoyen démarrait en trombe.

Doxa républicaine

Nous héritâmes dans les plus grandes classes d’un professeur moins exalté mais qui ne nous asséna pas moins la doxa républicaine : une révolution inéluctable et finalement souhaitable en dépit de quelques excès, mère des droits de l’homme et par suite fondatrice, après bien des combats, de notre République, inaltérable et sacrée. Avec la « Nation », on retrouvait le « Peuple », celui de Paris remplaçant à lui seul celui de France. Ce marxiste non déclaré nous présentait ledit peuple comme spolié par une bourgeoisie détournant la Révolution à son profit. Pour faire bonne mesure, il profitait que nous étions au lycée de Caen pour fustiger le passé contre-révolutionnaire de la ville, ne condamnant pas tant le crime de Charlotte Corday (mais quand même !) que la révolte des fédéralistes contre le pouvoir central, contre l’Assemblée, contre la « Loi ».

Mon rapport à la Révolution s’aggrava encore lorsque, sortant d’un long engagement dans la Marine Nationale au temps de la guerre d’Algérie, je devins instituteur remplaçant à la rentrée 1961, sans le moindre bagage universitaire ni même une formation à l’École Normale. Cette Révolution, dont je révoquais en doute les bienfaits depuis mon plus jeune âge, voilà que j’allais devoir l’enseigner à mon tour, et ce dans l’orthodoxie républicaine des Instructions Officielles.

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En ce début des années soixante, mon école rurale du Calvados fonctionnait encore à l’ancienne. En une succession de grands chromos que j’accrochais au tableau noir, on voyait passer au cours de l’année scolaire les grands épisodes de l’Histoire de France, de Vercingétorix jetant fièrement ses armes aux pieds de l’horrible Jules César jusqu’à la Libération de Paris en août 1944, avec de Gaulle descendant triomphalement les Champs-Élysées. La Révolution française était comme il se doit dotée de plusieurs dates-tableaux, à preuve de l’importance qu’il convenait de lui donner. Je présentais tout cela platement mais sans animosité car c’est toujours un grand crime que de subjuguer l’esprit d’un enfant. C’en eut été un d’exalter la Révolution mais un autre que de la vilipender en semant le désarroi. L’âge de l’École primaire ne doit pas être celui du doute.

Incidents à Caen

Lorsque j’entamai tardivement des études d’Histoire à l’Université de Caen, j’avais déjà 27 ans. Mes professeurs étaient tous des adversaires de la Révolution française, leur « patron » n’étant autre que Pierre Chaunu. On n’était pas encore en 1989 lorsqu’il se déchaîna contre le Bicentenaire et, pour l’heure, nous avions l’exclusivité de ses diatribes. Il y avait foule à ses cours et parfois des murmures, lesquels, en mai 1968, se transformèrent en manifestations hostiles. Les gauchistes le traitèrent de « facho » et il y eut des incidents violents.

Il ne me manquait plus que de devenir historien moi-même, ce que j’entrepris sous l’égide de Pierre Chaunu que je suivis à la Sorbonne et qui favorisa puissamment mon admission au CNRS. Aux lendemains de 68, je lui avais demandé des conseils de lecture sur la Révolution. Je sortais du Furet qui faisait alors grand bruit mais celui qui faisait alors figure d’iconoclaste, sauvait finalement les meubles, en distinguant deux révolutions successives, la bonne, celle des droits de l’homme, dérapant dans la mauvaise, celle de la Terreur.  En 1984, il déclarait dans un interview : « Je suis un grand admirateur de 1789 » et il en développait l’idée dans la préface du Dictionnaire critique de la Révolution française (1988) : « La naissance de la démocratie. Il y a dans cette définition de la Révolution française un tel poids intellectuel que personne ne peut la refuser, partisans ou adversaires. L’Ancien Régime avait été l’inégalité des hommes et la monarchie absolue ; sur le drapeau de 1789 étaient apparus les droits de l’homme et la souveraineté du peuple ». 

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Chaunu m’avait répondu : « Lisez Taine » – ce que je fis. Le texte est effroyablement long mais l’écriture est belle. Quant à la Révolution, elle en prend pour son grade. Pas question chez Taine de ménager la chèvre et le chou… Je retiens entre autres l’image du peuple souverain en révolution assimilé à un crocodile dissimulé derrière un voile d’or au fond d’un temple : « C’est en sa qualité de bête malfaisante et de mangeur d’hommes qu’il est devenu dieu ». 

Cependant, j’étais encore un trop jeune historien pour me risquer dans l’écriture d’une histoire ô combien incorrecte de la Révolution française. Et puis, il me restait tout à lire sur le sujet, des études et des biographies, des comptes-rendus des séances des assemblées successives et des journaux de l’époque jusqu’aux Mémoires auxquels j’ai toujours été attaché. Tous ne voient midi qu’à leur porte mais il suffit de multiplier les portes. 

Tournant majeur

Bref, j’ai attendu près d’un demi-siècle pour me lancer dans l’entreprise ! C’est aujourd’hui chose faite. À mieux y regarder, tous les grands épisodes de l’Histoire de France posent problème, à commencer par « Nos ancêtres les Gaulois ». Chaque grande nation, quel que soit son régime, récite les hauts faits de son roman national. La Révolution française, tournant majeur de notre histoire, en est l’exemple le plus criant. Longtemps, elle a été présentée et enseignée comme une histoire édifiante de bout en bout, retentissant de ses grandes dates, de ses grands hommes. Et puis le temps est venu de distinguer une bonne révolution, celle des droits de l’homme, d’une mauvaise, celle de la Terreur. La Révolution avait « dérapé ». On en est encore là aujourd’hui et l’on voit même des historiens de la Révolution relativiser la Terreur, voire pour certains la réhabiliter.

Le temps était venu de se demander si ce ne fut pas la Révolution tout entière qui fut un immense, un désolant dérapage, et ce dès les premiers jours. Que fut-elle en réalité cette Révolution exemplaire, insoupçonnable ? Cet épisode majeur de notre roman national n’a pas été, comme le veut la doxa républicaine, le soulèvement magnifique de tout un peuple mais une folie meurtrière et inutile, une guerre civile dont l’enjeu mémoriel divise toujours les Français.

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Claude Quétel est historien

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