Un nouvel essai du philosophe, Jean-François Braunstein, démantèle, pièce par pièce, la fragile construction intellectuelle qu’est le wokisme, dont les grandes figures ne sont, finalement, que de grands hypocrites. Pour notre chroniqueur David di Nota, le jugement est sans appel.
Il paraît que les jours de Molière sont comptés et que son expression « les précieuses ridicules » a quelque chose de sexiste. Il se peut que l’expression soit condamnée à court ou moyen terme, mais la chose ne disparaîtra pas de si tôt. J’en veux pour preuve le livre épatant que Jean-François Braunstein vient de consacrer à la religion woke. Après avoir taillé en pièces les généalogistes de fortune qui font de la French Theory le berceau du wokisme, Braunstein cite avec amusement les propos cocardiers de Rama Yade : « De Lacan à Foucault, ce sont les penseurs français qui ont inspiré le mouvement woke ! Soyons-en fiers en tant que français ! » Il faut n’avoir jamais lu les séminaires de Foucault pour s’imaginer un seul instant qu’une prédicatrice comme Madame Rousseau s’inscrit dans sa lignée. Il faut n’avoir jamais lu une ligne des Écrits pour s’imaginer que Lacan aurait tenu ces militants en haute estime (lui qui opposait aux progressistes de son temps le fameux : « Ce que vous voulez, c’est un Maître. Vous l’aurez »). Non contente de se mélanger les pinceaux, Madame Yade aimerait en être fière – démarche qui résume à elle seule l’inanité de la chose.
Le Grand Réveil
Mais pénétrons sans plus tarder dans les secrets du Grand Réveil. S’il faut en croire les grandes prêtresses de la conscientisation sociale, un éveillé (« woke ») digne de ce nom présente les caractéristiques suivantes : l’éveillé ne rit pas, car il sait que la souffrance est une chose sérieuse. L’éveillé s’identifie aux victimes de la domination occidentale – victimisme et identification étant ici une seule et même chose. Mais attention : l’identification ne vaut que si l’éveillé nous propose quelque chose de radical dans les domaines de la race, du genre, ou de l’intersectionnalité. Tant que l’éveillé ne nous proposera pas d’enchaîner les élèves de race blanche au fond de la classe, quelque chose ne tournera pas rond dans sa tête de conscientisé. Il lui faudra relire plus attentivement les sociologues de haute volée que l’université américaine et désormais française mettent si généreusement à sa disposition : Ibram X Kendi, Ta-Nehisi Coates, Robin DiAngelo, Ramon Grosfogel. On s’en voudrait d’oublier le poids lourd de l’antiracisme savant, l’homme qui réunit les ceintures WBA, IBF, WBO et IBO de la lutte intersectionnelle, je veux parler de Monsieur Éric Fassin, chercheur dont personne ne contestera – du moins je l’espère – le sérieux académique.
Une affaire de croyance
Soyons honnêtes : l’adoption d’une théorie sociale a toujours été affaire de croyance. La science prolétariennne n’a jamais trompé personne (sauf les élus dudit culte) et il n’est pas jusqu’à la sociologie de Durkheim qui ne dégage une forte odeur de religiosité. Du moins les sociologues français avaient-ils un peu honte de ce qui faisait d’eux les substituts laïcs des prêtres d’antan ; tel n’est pas le cas des wokistes. On chercherait en vain chez nos évangélistes cette saine hésitation qui retenait un Roland Barthes de commettre l’irréparable : faire la morale aux autres, prêcher la bonne parole, se poser en modèle d’une « déconstruction sexuelle » réussie.
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C’est donc à l’impudence pastorale de ces nouveaux militants que Braunstein consacre ses premières pages, avant de déplier méthodiquement chacune des facettes de la déraison néo-racialiste. L’esprit reste interdit devant des propos de ce genre : « Moi, qui ai souffert depuis 1454, je parle », comme si le Blanc né en 1980 n’avait pas droit au chapitre. Il faudrait parler de savoir-censure pour désigner le type d’énoncés qui en découle. Puisque les Lumières entendaient mettre la connaissance à la disposition de tous, l’idéal des « studies » (Gender Studies, Black Studies…) reposera sur le processus contraire : un tel savoir aura atteint son but quand plus personne ne sera légitime pour parler de quoi que ce soit.
Trouver un coupable et le punir
Cette déraison universitaire aurait tout du canular si elle ne s’intéressait à la vie sexuelle des individus avec un sérieux effarant. J’ignore si je suis une personne cisgenre, mais je suis sommé de savoir que l’homme est une femme comme les autres et qu’il tombe enceint comme tout le monde. Tout est choix, tout est fluide, tout est performance – à ceci près qu’un Blanc ne saurait se déclarer « emprisonné dans le corps d’un Blanc ». Un Noir peut s’inventer mille identités, tandis qu’un Blanc reste un Blanc, quoiqu’il fasse. On voit que la déconstruction a tout de même des limites, limites fixées, non par la Nature, mais par la nécessité de trouver un coupable, et de le punir.
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Comment lutter contre cet incendie idéologique qui se répand à vitesse grand V ? Le premier contre-feu consiste à afficher un soutien sans faille aux intellectuels qui, noirs et américains (je pense en particulier à Thomas Sowell), refusent de se faire dorloter par des imbéciles au nom du « care » (l’« éthique de la sollicitude ») ou de la solidarité raciale. Le second contre-feu consiste à établir une sociologie exacte de ces entrepreneurs en contrition, imposteurs dont le carriérisme ne le cède en rien à l’ascension capitaliste des petits rigolos qui sont passés, chez nous, du col Mao au Rotary. Mais la plus évidente de toutes les réponses consiste à ne pas se laisser entraîner sur le terrain religieux sous le fallacieux prétexte que le racisme est, de fait, condamnable. Dit autrement : la plus évidente des réponses consiste à envoyer aux idées de faute et de contrition la fin de non-recevoir qu’elles méritent. « Quels sont les deux plus jolis mots de la langue anglaise ? », demandait-on à l’auteur de Mes Universités. Et Gorki de répondre : « Not guilty » (non coupable).
Jean-François Braunstein, La Religion Woke, Grasset, 2022, 288 pages, 20,90€.