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Jarmush, l’action pure


Jarmush, l’action pure
Isaac de Bankolé dans The Limits of Control, de Jim Jarmush.
Isaac de Bankolé dans The Limits of Control, de Jim Jarmush.

Les films d’action sont les seuls où il ne se passe jamais rien. Dans The Limits of Control, en revanche, à chaque seconde, il se passe tout. Après Ghost Dog, Jarmush réalise un second chef-d’œuvre absolu de l’humour bouddhiste. Dans l’interview accordée à Evene.fr, Jarmush déclare qu’il s’agit d' »une espèce de film d’espionnage à la limite du cinéma expérimental ». Et il ajoute avec simplicité : «  C’est un film ludique dans lequel il ne faut surtout pas essayer de tout comprendre. »

[access capability= »lire_inedits »]Son héros, admirablement incarné par Isaac de Bankolé, se nomme « l’homme solitaire ». Il s’agit à l’évidence d’un solitaire d’une espèce très singulière. Rien de plus peuplé que sa solitude. Aux quatre coins de l’Espagne, il rencontre d’autres solitaires, tout aussi déterminés, organisés et disciplinés que lui. Leur mission ? Pulvériser notre monde. Pulvériser le nihilisme agité que notre monde appelle « l’action ». Etablir le règne de l’action pure. Substituer au néant hystérique de « l’action » l’action exacte du néant.

Traversés par le silence et les pas de l’homme solitaire, tous les lieux ont lieu. L’homme solitaire voit tout. Recueille tout dans son silence. Le monde de l’action est pulvérisé par l’humour du vide, à l’instar de tous les téléphones portables qui ont le malheur de croiser son chemin. No mobile ! Ce qui doit aussi s’entendre en français : plus de mobiles, plus d’objectifs !

The Limits of Control ouvre son ode au laisser-être sur les deux premiers vers du Bateau ivre. Mais la guerre métaphysique menée par l’homme solitaire, comme celle de Ghost Dog, me semble trouver son expression la plus précise chez Simone Weil et Kafka. Simone Weil : « Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? (…) Dans la possibilité supérieure d’attention. Si on pouvait être attentif au même degré en présence d’un être humain… » Et encore : « La joie est la plénitude du sentiment du réel. » Et encore : « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour. » Et encore : « Ce n’est pas une action, mais une sorte de passivité. Action non agissante. Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde. » Et Kafka : « Croire en l’indestructible en soi et non tendre vers lui. » Et enfin : « Croire veut dire : libérer en soi l’indestructible, ou plus exactement : se libérer, ou plus exactement : être indestructible, ou plus exactement : être. »

Comme Ghost Dog, l’homme solitaire traverse et transperce le monde moderne avec la précision d’une lame d’acier. Tous deux sont trempés du même métal, qui parle toutes les langues : ce sont des corps de rituel, des corps de temps, parfaitement inoxydables dans le moderne. Chacun de leurs pas est un triomphe humble et invisible sur ce monde. Sur le monde. Dans l’infini de la lenteur et de la vitesse, ils pulvérisent toute agitation et toute hystérie. Leurs corps sont des remparts mouvants, souples, indestructibles.

Le monde moderne n’a simplement aucune chance face à eux. Face à nous.[/access]

Janvier 2010 · N° 19

Article extrait du Magazine Causeur



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