Ce mois-ci, Jean-Paul Lilienfeld laisse sa chronique à un retraité du bout du monde qui en sait long sur l’avenir possible de la France pour l’avoir lui-même vécu au Japon. Lettre d’un vieil anonyme japonais aux vieux (et moins vieux) anonymes français.
Je remercie beaucoup Jean-Paul de laisser sa chronique du mois de février à un vieux Japonais anonyme. J’ai appris votre belle langue en prison, dont je dois malheureusement sortir la semaine prochaine. Je suis très fier de la pratiquer maintenant suffisamment bien pour vous raconter mon histoire. Non pas qu’elle soit particulièrement intéressante. Non. C’est justement parce qu’elle est dramatiquement banale que je la crois digne d’être portée à votre connaissance.
Peu importe mon nom. Je pourrais m’appeler autrement, mon histoire serait malheureusement la même. Je suis né en 1947. Je précise cette date, car l’ironie du destin la rend… Vous dites « facétieuse », je crois ? 1947, c’est l’année ou le système du « ie » a été aboli du code civil japonais. Comme toutes les pratiques culturelles, il n’a pas disparu du jour au lendemain et je l’ai connu dans mes jeunes années. Mais aujourd’hui il serait inadmissible.
Les parents âgés vivaient chez leur fils aîné qui héritait des biens familiaux tandis que sa femme, qui à son mariage abandonnait sa famille pour intégrer celle de son époux, prenait soin de ses beaux-parents. Ce n’était pas tout à fait féministe, mais la cellule familiale était préservée et la fin de vie des aînés était douce. Nous vivions donc avec non seulement mes parents et mes grands-parents, mais aussi avec mon arrière-grand-mère. Quatre générations sous le même toit !
C’est cette promiscuité et la minceur des cloisons japonaises qui a suscité l’éclosion des love hotel, que vous ne connaissez pas chez vous. Vous avez le « Dayuse » qui permet de louer une chambre d’hôtel deux ou trois heures pour abriter vos amours illégitimes. Mais chez nous, ce sont le plus souvent des couples tout à fait légitimes qui utilisent les love hotel, car ils viennent y chercher l’intimité qu’ils n’ont pas chez eux…
En 1967, j’ai quitté ma famille et la campagne et je suis venu travailler à Tokyo. De belles années. On était en pleine expansion économique, il y avait du travail partout. J’ai fait ma vie, rencontré ma femme. Nous avons eu deux enfants. La vie était chère, les loyers élevés… Pas la place d’en élever plus. Mais nous étions heureux comme ça. Nous avions un garçon et une fille : le choix de l’empereur !
Certains de mes frères et sœurs sont restés dans notre bourg et mes parents ont connu une agréable fin de vie, entourés et aidés. Je n’avais pas les moyens de leur rendre visite aussi souvent que je l’aurais voulu, mais je savais qu’ils n’étaient pas délaissés. J’avais 57 ans en 2004, quand une réforme des retraites a conduit à une baisse généralisée des pensions, en indexant les prestations sur l’évolution du nombre de cotisants et leur espérance de vie. Les pensions ont sérieusement baissé, mais c’était censé garantir la pérennité du système pour une centaine d’années…
Ça a été tellement efficace que cette année, le gouvernement a proposé de repousser l’âge de la retraite des fonctionnaires de 70 à 80 ans ! Sur la base du volontariat. Pour commencer…
Mes deux enfants ont grandi et sont partis à leur tour. La maladie a emporté ma femme beaucoup trop tôt. J’ai pris ma retraite il y a un an, pour atteindre le meilleur montant possible. J’ai eu du mal à patienter jusqu’à mes 70 ans. Dans mon usine de récupération de métaux rares, il fait chaud dans les ateliers, et ça sent mauvais à cause des produits chimiques. Comme ça arrive souvent, mon patron m’a proposé de me réembaucher en CDD au même poste pour un salaire très inférieur à celui que j’avais. Il sait que je suis sérieux, je vais lui coûter moins cher, et surtout, il ne trouve pas de jeunes assez fous pour venir travailler dans cette fournaise ! Pourquoi voulez-vous qu’ils viennent respirer ces saloperies alors qu’ils ont le choix ? Il n’y a que 2,8 % de chômeurs chez nous. N’allez pas croire que c’est parce que l’économie va bien ! C’est seulement qu’étant donné le vieillissement de la population, il n’y a plus assez de demandeurs d’emploi.
Malgré ma ténacité, ma retraite est très faible : 124 000 yens. Ce n’est même pas 1 000 euros. Impossible de vivre à Tokyo avec ce revenu. Alors, comme beaucoup d’autres retraités, j’ai dit oui. Et puis ma sciatique a dit non. Elle a attendu que j’aie le temps de me promener pour m’empêcher de marcher… Je ne peux plus travailler.
Mes enfants ne peuvent pas m’aider. Pour un loyer élevé, ils ont un appartement tout petit ou je n’aurais pas de place. Les deux couples doivent travailler très dur pour faire face au mode vie très coûteux des villes japonaises. Et puis l’honneur est le seul bien qu’il me reste. Je ne supporterais pas d’avoir à quémander leur attention.
J’ai fait mes calculs. Je gagne de quoi tenir six mois par an. Pour les six autres mois, j’ai trouvé une solution : je vole pour aller en prison. Enfin, ce n’est pas moi qui l’ai trouvée cette solution, nous sommes de plus en plus nombreux à l’adopter. Depuis 2015, la délinquance des plus de 60 ans a dépassé celle des jeunes entre 14 et 19 ans. Nous représentons près de 25 % de la population carcérale. 35 % des vols à l’étalage, c’est nous ! Et on est 40 % à récidiver plus de six fois ! Vous voyez, quand on veut on peut encore faire mieux que les jeunes !
C’est à tel point que le gouvernement construit des prisons adaptées aux besoins des détenus âgés. Un programme de soutien social pour accompagner les vieillards récidivistes a aussi été mis en place. Attention, on ne vole pas pour s’enrichir ! On vole pour se faire prendre. Voler un simple bol de nouilles fait encourir jusqu’à deux ans de prison. C’est très avantageux. Logé, nourri, blanchi. Fini la solitude et bonjour les soins médicaux gratuits. Mais on n’oublie jamais de présenter ses excuses selon les règles, au moment où l’on est enfin arrêté. Ce n’est pas parce qu’on manque d’argent qu’on manque d’éducation !
Je ne me lamente pas ! « L’espace d’une vie est le même, qu’on le passe en chantant ou en pleurant », n’est-ce pas ? Alors je chante pour vous avertir de ce qui pourrait vous arriver. Votre population vieillit elle aussi, votre régime de retraite est déficitaire lui aussi. Chez nous, on dit : « Il est inutile de se cacher la tête sans se cacher les fesses. » Vous préférez dire « faire l’autruche ». Changez les règles avant de devoir mettre vos aînés en prison.
Le pays du Soleil-Levant est devenu celui du soleil couchant. Faites en sorte que le brouillard qui voile la France, depuis longtemps maintenant, ne transforme pas le pays des Lumières en celui des ténèbres.
Un dernier proverbe japonais ? « On ne chasse pas le brouillard avec un éventail. »
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