Le sociologue et historien, Jan Tomasz Gross, professeur d’histoire à l’université de Princeton depuis 2003, spécialiste des relations judéo-polonaises pendant la Seconde Guerre mondiale, a été destitué de la médaille de l’Ordre du mérite qui lui avait été attribué par la Pologne en 1996 pour son travail sur les juifs polonais pendant la Shoah. Le gouvernement d’Andrzej Duda, issu de la nouvelle majorité dominée par le parti nationaliste PiS, l’a accusé « d’être antipatriotique » et lui a retiré cette récompense. Le prétexte est qu’en septembre 2015, dans un article publié dans le journal allemand Die Welt, Jan Gross a dit que les Polonais ont tué plus de juifs que de nazis, ce qui est un fait maintenant incontestable.
Il s’agit là d’une manifestation déplorable de l’ultranationalisme polonais, catholique et antisémite, qui n’a pas pardonné à cet historien rigoureux d’avoir révélé dans les années 2000, par des ouvrages retentissants, les innombrables crimes commis par une partie des Polonais à l’encontre de leurs concitoyens juifs pendant et après la Shoah. Très dérangeante aussi est la satisfaction éprouvée par la majorité des Polonais, telle que la décrit Jan Tomasz Gross, lorsqu’ils assistaient passivement aux massacres perpétrés par les Allemands sur les populations juives, se réjouissant à l’avance de pouvoir récupérer leurs biens « sans avoir de sang sur les mains ». [access capability= »lire_inedits »]
Il faut avoir en mémoire l’immense émotion et la prise de conscience que déclencha le livre Les Voisins dans la société polonaise. Se fondant sur les témoignages des survivants du pogrom de Jedwabne ainsi que sur les documents d’un procès tenu en 1949, Jan Tomasz Gross rendait compte dans ce livre de l’assassinat, le 10 juillet 1941, de la quasi-totalité des centaines de juifs de Jedwabne (bourgade de la Pologne orientale), la plupart ayant été enfermés et brûlés vifs dans une grange que leurs voisins polonais avaient incendiée. Jan Tomasz Gross démontrait que cet horrible massacre n’était pas le fait des Allemands, contrairement à ce que l’on voulait faire croire officiellement, mais celui des Polonais de Jedwabne.
On assiste au retour de la croyance médiévale selon laquelle les juifs tuent de façon rituelle des enfants chrétiens
Depuis que le verrou communiste a sauté, que les archives ont été ouvertes, une génération de nouveaux historiens, philosophes, sociologues et journalistes polonais abordent sans tabou la vérité de l’antisémitisme polonais pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ils confirment que des paysans polonais sont responsables, directement ou indirectement, de la mort de plusieurs dizaines de milliers de juifs au cours de cette période. Ils ont épluché les rapports envoyés par l’État polonais clandestin à l’État polonais en exil à Londres. Les analyses et les conclusions de Jan Tomasz Gross ont largement été confortées.
En juillet 2001, soixante ans après le crime de Jedwabne, Aleksander Kwasniewski, alors président de la République polonaise, s’est rendu sur la place centrale de Jedwabne et a déclaré : « Pour ce crime, nous devons implorer les ombres des morts et leurs familles de nous pardonner ». Néanmoins la nouvelle plaque commémorative ne mentionne pas la nationalité des auteurs du crime. Il y est inscrit : « À la mémoire des Juifs de Jedwabne et de la région, ces hommes, femmes et enfants habitants de cette terre, assassinés et brûlés vifs sur ce lieu le 10 juillet 1941 ». Le centre Simon-Wiesenthal demanda au président Kwasniewski d’ajouter sur la plaque une mention de la culpabilité des Polonais dans ce massacre ou, à défaut, « d’annuler toute la cérémonie plutôt que d’inviter des gens à participer à un acte classique de révisionnisme historique ». Il n’en fut rien.
Mais en sanctionnant Jan Tomasz Gross, ce grand historien, il est clair que les nationalistes actuellement au pouvoir veulent imposer à la mémoire nationale polonaise une vision révisionniste. En ont-ils les moyens ? Ils comptent sur la population des campagnes, encore largement imprégnée d’un antijudaïsme chrétien primitif. On assiste par exemple au retour de la croyance médiévale selon laquelle les juifs tuent de façon rituelle des enfants chrétiens pour mélanger leur sang au pain azyme lors de la Pâque juive. En témoignent les enquêtes de l’anthropologue polonaise Joanna Tokarska-Bakir, qu’elle livre dans Légendes du sang.
Un pays sorti du mensonge communiste, et qui a intégré l’Europe, revient en arrière et dégrade un historien, soutenu par ses pairs, dont la seule faute est de révéler des vérités désagréables pour la fierté nationale. On a peur pour la Pologne.
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