Fils d’immigrés irlandais, enfant de Roxbury, quartier populaire de Boston, ville dont il sera quatre fois maire entre 1914 et 1950, élu deux fois à la Chambre des représentants des États-Unis et 53e gouverneur de Massachusetts : à première vue, James Michael Curley incarne à la perfection le rêve américain qui permet à un gamin des classes populaires de se hisser, par le travail et l’intelligence, au sommet de la politique.
L’édifiante histoire du « Rascal King »
Mais, à y regarder de plus près, la vie de Curley ressemble à celle du Rascal King[1. Du titre de sa biographie par Jack Beatty (Da Capo Press, 2000).], le « roi des scélérats », c’est-à-dire à l’irrésistible ascension d’un voyou qui ne recula devant aucune bassesse pour s’imposer au sein du Parti démocrate, conquérir la mairie de Boston et s’y maintenir trente-six années durant. Idole de la communauté irlandaise de Boston, Curley personnifie aussi le paroxysme de la collusion politico-mafieuse, la quintessence du clientélisme politique, le règne de la corruption systémique, ce qui le conduira à plusieurs reprises à passer par la case prison.[access capability= »lire_inedits »]
Dès son enfance, le jeune James Michael se lie à l’Irish Mob, une des plus anciennes organisations criminelles des États-Unis ; à vrai dire, dès la mort de son père, alors qu’il n’avait que 10 ans et au grand dam de sa mère, c’est cette mafia irlandaise qui va pour ainsi dire l’élever, le former et en faire l’un des siens. C’est l’Irish Mob qui, en 1910, l’aidera à se lancer en politique à coup d’intimidations, de fraudes électorales et autres faits de corruption. C’est encore elle, son associée de toujours, qu’il servira et dont il se servira tout au long de sa carrière.
Formé à bonne école, Curley sait que le moyen le plus sûr d’asseoir la domination d’une organisation criminelle sur son territoire consiste à lui assurer la reconnaissance de la population locale. La méthode de l’Irish Mob ne diffère pas de celle des autres organisations mafieuses : collecter, sous prétexte de « protection », un impôt auprès des commerçants et industriels aisés du quartier et en reverser une partie à la communauté irlandaise de Boston sous forme de dons philanthropiques, de prêts sans intérêt ou de subsides divers et variés. Des triades chinoises à la mafia sicilienne, de Machiavel à nos gouvernements modernes, on le sait depuis longtemps : le meilleur moyen de maintenir une population sous contrôle consiste à la rendre dépendante de subsides publics. Jusque-là, rien de bien nouveau.
De fait, ce qui va faire passer le nom de James Michael Curley à la postérité, c’est un perfectionnement du système, une méthode que le maire de Boston va imaginer pour non seulement s’assurer de la fidélité de sa base électorale mais en plus la faire croître irrésistiblement. En effet, dès le début de son ascension politique, le jeune et ambitieux James Michael est confronté à une forte opposition de la communauté anglo-saxonne et protestante qui craignait − à juste titre − que le vote communautaire irlandais finisse par livrer la ville à l’Irish Mob. Afin d’asseoir plus sûrement sa position, Curley en conçut une stratégie qui consistait à favoriser systématiquement la population d’immigrés irlandais aux dépens de la vieille élite anglo-saxonne dans le but explicite de faire croître la première et décliner la seconde : c’est l’effet Curley[2. Edward L. Glaeser et Andrei Shleifer (Université de Harvard, National Bureau of Economic Research), The Curley Effect: The Economics of Shaping the Electorate.].
Pendant plus de trois décennies, à grands coups de politiques de redistribution, de taxes foncières exorbitantes, de rhétorique incendiaire contre les « capitalistes yankees » et autres vexations, Curley va systématiquement chercher à redessiner le corps électoral de la ville en attirant une immigration irlandaise pauvre et en faisant fuir les Anglo-Saxons ; et il va y parvenir. Dès les années 1930-1940, les grandes familles d’industriels qui avaient fait de Boston un des poumons économiques des États-Unis quittent la ville et emmènent avec elles les emplois des usines, les revenus qu’elles créaient et les impôts qu’elles payaient. La capitale du Massachusetts, minée par le chômage, la corruption et les tensions communautaires, s’enfonce alors dans un déclin qui durera plus de trente ans, mais James Michael Curley, lui, restera maire jusqu’en 1950.
C’est dans les vieilles marmites…
Le droit de vote des étrangers aux élections municipales, j’y suis en principe favorable. J’estime tout à fait légitime que des gens qui gagnent honnêtement leur vie et paient des impôts puissent avoir droit de cité quant à l’usage qui est fait de cet argent. Mais je crains que l’empressement de M. Hollande et de ses amis à leur accorder ce droit n’ait rien à voir avec une conviction démocratique ni même avec une quelconque forme de générosité ; au contraire, la manœuvre me rappelle furieusement une tentative de mise en application de l’« effet Curley » à l’échelle de nos communes.
Entendons-nous bien : peu importe que les étrangers en question soient des Maghrébins musulmans ou des Irlandais catholiques ; le fait est que nous avons, en grande partie, affaire à une population immigrée faiblement qualifiée que nous avons exclue du marché du travail à coups de salaire minimum et de charges sociales et qui, grâce à notre « modèle social », peut vivre de subsides publics. La population à laquelle s’adresse notre gouvernement, c’est celle dont il espère qu’elle aura la reconnaissance du ventre ; celle qui votera pour ses candidats ; celle qui plébiscitera toute proposition visant à lui reverser directement ou indirectement le fruit du travail des autres. Les autres, ceux qui gagnent leur vie, ceux qui ne confondent pas l’amour qu’ils éprouvent pour leur pays et l’étatolâtrie fanatique des fonctionnaires qui nous dirigent, qu’ils s’en aillent tous !
Donner ce droit aux étrangers, je le veux bien, mais pas dans un pays où chaque faction du corps électoral a pris l’habitude de voter pour celui où celle qui saura la corrompre avec l’argent de ses voisins ; pas dans un pays où la prolifération des lois, des taxes et des contraintes administratives interdisent à une part grandissante de nos concitoyens de vivre de leur travail ; pas dans un pays en rupture manifeste du contrat social − si tant est qu’une telle chose ait jamais existé − où tous cherchent à faire passer pour la volonté générale ce qui n’est, en ultime analyse, que la volonté particulière d’une majorité.
Un pays dans lequel un tel droit pourrait être accordé sans même que cela ne fasse l’objet d’une brève, c’est le genre de pays dans lequel j’aimerais vivre. Un pays dans lequel les citoyens, assemblés sur l’agora de la Cité, décident en commun des dépenses publiques qui doivent être engagées pour l’intérêt de tous et auxquelles ils participeront tous à hauteur de leurs moyens. Un pays au gouvernement « sage et frugal », comme l’écrivait si bien Thomas Jefferson, où chaque homme peut vivre de son travail et mener sa vie comme il l’entend ; un pays où, pour paraphraser Benjamin Constant, l’État se borne à être juste et où nous nous chargeons d’être heureux.
Mais, dans l’état actuel de notre social-démocratie, ce que l’« effet Curley » nous enseigne, c’est qu’au-delà de leur efficacité électorale à court ou moyen terme, de telles politiques ne peuvent avoir que deux conséquences : la ruine économique du pays et l’exacerbation des tensions communautaires. Et, une fois de plus, les premières victimes de cette décision seront précisément celles qu’elle était supposée aider.[/access]
*Photo : wallyg
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