James Bond aurait sans doute eu sa place dans les Mythologies de Roland Barthes s’il était apparu sur les écrans avant 1962…
Espion espiègle, aventurier des temps modernes, libre et cependant fidèle serviteur de sa Majesté, tenace sauveur du monde, frivole dans l’oisiveté, désinvolte dans l’action, c’est là, à gros traits, le portrait de cet athlétique stéréotype de la seconde moitié du XXe siècle, qui représente un genre à lui seul. En quelques décennies, ce héros populaire s’est forgé une place au soleil de nos mythologies contemporaines.
Le dernier opus de la saga, qui vient clore une pentalogie dont Daniel Craig aura été le héros crépusculaire – un héros davantage taillé dans la glace que dans le flegme britannique – représente un tournant cinématographique qui en dit long sur notre rapport au monde. Car « le mythe est un système de communication, c’est un message », nous dit Barthes.
Un bouleversement dans le format narratif
Avant que n’apparaisse ce sixième du nom, la saga James Bond reposait sur une recette et des ingrédients parfaitement inchangés, à l’instar du célèbre cocktail du plus célèbre des espions. Les seules variations tenant – avec les années – aux décors et à la figure du mal, telle que chaque époque la façonne. Cette immuabilité était consubstantielle au pacte faustien passé entre un héros qui ne change jamais et un public qui se renouvelle sans cesse.
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Avec Craig, la mécanique qui faisait loi jusqu’ici – un film égale une histoire indépendante – a été progressivement abandonnée. Le parti-pris consistant à inscrire le héros dans un récit qui se perpétue – héros qu’on retrouve là où on l’avait laissé – constitue une rupture majeure. Elle révèle l’influence croissante qu’ont eues, sur le cinéma, les séries contemporaines et leurs plateformes de diffusion, ces dix dernières années. À l’instar d’une série, chaque nouvel opus de Bond vaut désormais saison, et chaque saison conduit la série peu à peu à son terme.
James Bond mort, un non-sens
Cette évolution n’est pas anodine. Elle tient de l’engrenage : elle conduit le personnage à s’ancrer dans le temps – lui qui n’en était jamais prisonnier – et à s’inscrire dans le fatum de la vraie vie. Cette nouvelle narration cassant le principe d’une répétition à l’identique et à l’infini du même… Elle débouche inévitablement sur la mort – point aveugle et non-dit pour celui qu’on regardait en sachant, par avance, qu’il ne peut pas mourir et à qui ne résiste aucun angle mort. James Bond qui meurt c’est un non-sens (celui du monde comme il va ?). C’est aussi une tragédie socratique. Ce n’est pas la cigüe qui a tué Bond, c’est le syllogisme.
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Dans ce jeu d’influence des formats narratifs, comprenons que la série est, elle aussi, le marqueur d’une relation au temps et au récit, dictée par une époque dont le modèle n’est plus celui de l’éternel retour. Le propre du cycle, y compris dans la nature, c’est de nous proposer un perpétuel recommencement du même. Or, pour la première fois dans l’Histoire, nous vivons le monde non plus comme un cycle immuable et stable mais comme une ligne de vie, une fuite en avant. La représentation qui nous est offerte de certaines urgences planétaires invite à voir dans l’avenir lui-même une potentielle route coupée.
James Bond grand remplacé !
Cette dramatisation du récit bondien a eu une influence sur le héros lui-même, qui a perdu en légèreté : James Bond n’est plus seulement un divertissement, c’est aussi une tragédie grecque. Par cette dramatisation, le film rejoint curieusement le réalisme social et ses grands thèmes – la famille, la descendance, la transmission, l’abandon, l’amour impossible… – alors qu’il en était le contrepoint absolu. Un James Bond, c’était une échappée esthétique dans un récit fabuleux, à la frontière d’une métaphysique de l’action et de la vie, à l’instar du western spaghetti. D’où la place centrale qu’y occupe le thème musical.
Là est sans doute l’évolution la plus marquante de cette « série » culte. Même si l’on a beaucoup glosé sur les concessions faites ici et là au politiquement correct, notamment dans ce dernier film où le signifié (James Bond) s’est vu séparé de son signifiant (007) pour laisser sa place, quelques instants, à une femme noire, ne répondant pas aux standards de la féminité glamour. Ici, il n’y a plus vraiment de James Bond girl : la girl remplace James Bond… Aux offusqués, nous pouvons répondre que cette pirouette aura aussi été une façon de faire illusion pour ne rien changer : Bond reste Bond et 007 reprend sa carte et sa pleine identité in fine. Aux ultra-féministes, nous pouvons répondre qu’elles peuvent laisser Bond dormir en paix et qu’il serait plus sage et plus simple d’inventer leur mythologie sans troubler celles qui existent déjà. Les grecs nous ont montré qu’elles savent très bien cohabiter entre elles.
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