Lire en été : au hasard des bouquinistes, des bibliothèques des maisons de vacances, des librairies, le plaisir dilettante des découvertes et des relectures, sans souci de l’époque ou du genre.
Parfois quarante pages suffisent. Elles suffisent pour rendre compte de toute une existence dans sa complexité, ses contradictions, ses bonheurs, le scintillement des moments qu’on n’oublie plus, des images qui nous accompagnent jusqu’à la fin. C’est la magie de la nouvelle, pour qui sait s’en servir car sa brièveté est inversement proportionnelle à sa difficulté. C’est la magie de Jamais assez d’Alice McDermott qui vient de sortir dans la collection « La nonpareille » des Editions de la Table Ronde.
On connaît trop de nouvelles qui ne sont qu’un manque de souffle et de nouvellistes qui se rêvaient marathoniens et ne sont même pas de bons sprinteurs. Les nouvelles les plus difficiles ne sont pas non plus forcément celles qui reposent sut une chute, un « twist » comme on dit au cinéma, ce qui est le cas de la plupart des auteurs de nouvelles fantastiques ou noires. Hemingway ou Morand, Katherine Mansfield ou Nabokov ont ainsi su, à l’occasion, faire de la nouvelle un simple moment, un simple croquis d’atmosphère, sans la recherche d’un effet particulier ou extraordinaire. L’antithèse magnifique de ces nouvellistes, par exemple, ce pourrait être Edgar Poe qui précisément utilise ses Nouvelles extraordinaires pour nous faire atteindre un point de non retour dans la peur et même la terreur, – que l’on songe au décidément indépassable « Portait ovale ».
Une gourmande
S’il y a un point de non retour dans Jamais assez d’Alice Mc Dermott, c’est celui du temps. Il avance inéluctablement pour l’héroïne qui ne sera jamais nommée sans doute parce que pour un observateur un peu superficiel, sa vie est celle de tout le monde. C’est vrai, mais le talent d’Alice Mc Dermott, c’est finalement celui de Flaubert dans sa nouvelle Un cœur simple : comprendre que la vie apparemment la plus ordinaire est évidemment unique, irréductible par sa singularité. Autant la Félicité d’Un cœur simple était marquée par un destin morne, un abrutissement lent et un désir d’aimer toujours refoulé, autant l’héroïne d’Alice Mc Dermott est au contraire illuminée par une authentique disposition au bonheur, à la joie de vivre et à une sensualité protéiforme et innocente qui nous donne envie de la connaître et dont on sait qu’on ne l’oubliera plus.
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On peut penser qu’elle est petite fille au moment de la seconde guerre mondiale quand commence Jamais assez et qu’elle nonagénaire quand on la laisse dans son appartement finir un dernier pot de glace devant la télé. Car la glace aura été la grande passion de sa vie, le fil conducteur sucré d’une vie gourmande et heureuse. Alice Mc Dermott procède par ellipses subtiles pour nous faire passer de la gamine qui est chargée de rapporter les coupes dans la cuisine après le dîner familial du dimanche soir à la jeune adolescente avec son « problème de canapé » puisqu’on la retrouve trop souvent avec des garçons qui la lutinent, puis à la mère de famille nombreuse, heureuse en ménage et enfin à la veuve surveillée par ses enfants et ses petits enfants à cause de cette gourmandise qui ne la quitte pas.
Aptitude au plaisir
Alice Mc Dermott, née en 1953, couverte des prix les plus prestigieux aux Etats-Unis et prix Femina étranger en 2018 pour La Neuvième Heure, a réussi une manière d’exploit qui est une introduction idéale à son œuvre. Son personnage nous a fait penser à cette anecdote de Stendhal qui raconte dans son journal comment une belle milanaise à la Scala, dégustant à l’entracte un sorbet, s’exclama : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » ce qui finalement n’étonne pas de cette romancière qui ne fait pas mystère de son catholicisme, même critique.
Son personnage, dans Jamais assez nous rappelle aussi que l’aptitude au plaisir est une grâce et une manière de célébrer la création, loin de tous les puritanismes : « Pêche, fraises et vanille. La valeur sûre. Brownie, noix de pécan caramélisées, menthe-pépites de chocolat. Quatre-vingt dix ans passés, et malgré tout, encore maintenant, la dernière chose qu’elle ressent à la fin de chaque journée, c’est son envie d’enrouler les jambes autour de lui, autour de quelqu’un. »
Jamais assez d’Alice McDermott (La Table Ronde, collection La nonpareille, traduction de Cécile Arnaud)
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