D’un été l’autre, les Semprun quittent ce monde en laissant des plaies béantes dans la chair de leurs lecteurs orphelins. Disparu en juin, Jorge survivra à travers des chefs-d’œuvre comme Le Grand voyage ou L’Écriture ou la vie. Injustement moins connu, son fils Jaime, fondateur de l’Encyclopédie des nuisances, avait succombé à une hémorragie cérébrale un jour d’août 2010.
Cet été, le plus bel hommage que vous puissiez lui rendre est de vous débarbouiller l’esprit de toutes les pollutions aliénantes accumulées de septembre à juin. Face à l’océan, la lecture de quelques volumes piochés dans le large catalogue de l’Encyclopédie des nuisances vous transformera en estivant radicalement réfractaire à la barbarie contemporaine. Entendez nuisances au sens large. Songez aux dégâts matériels, physiques et mentaux provoqués par un capitalisme dont la folie déchaînée entraîne l’éradication progressive des forces vitales de la planète. La caissière de supermarché, le chômeur étrangement frustré de ne pas se faire exploiter pour une poignée d’euros ou le petit pêcheur méridional contraint de piller la nature pour rester compétitif perdent leur vie à essayer de la gagner. [access capability= »lire_inedits »]
La mécanique implacable de l’uniformisation
À l’origine, Jaime Semprun nourrissait le projet de rédiger, sous la forme d’une revue anonyme et collective, un Dictionnaire de la déraison dans les sciences, les arts et les métiers. Créée en 1984, la revue devint une maison d’édition sept ans plus tard, mais son ambition est la même : dégager la logique commune aux maux contemporains. Derrière leur diversité apparente, les nuisances obéissent à la mécanique implacable de l’uniformisation des modes de production et d’échange. Dans la lignée de L’Internationale situationniste, Semprun voulait remédier à la « dégradation de la conscience » en fournissant la « conscience de la dégradation »[1. Anonyme, Discours préliminaire à l’Encyclopédie des nuisances, novembre 1984.]aux masses aveuglées par la façade ludique et hédoniste de la société du spectacle.
Lorsque tout devient marchandise et que la marchandise devient le tout, comment échapper au fatum de sa condition aliénante ? En publiant des auteurs tels que George Orwell mais aussi d’autres, beaucoup plus confidentiels, comme Baudouin de Bodinat ou René Riesel. L’Encyclopédie reprend à son compte ce qu’il y eut de meilleur − donc d’occulté − dans Mai 1968, non pas les slogans publicitaires de jouisseurs consuméristes, mais la critique radicale de l’idéologie du travail.
Quelque vingt ans plus tard, dans ses Commentaires à la société du spectacle, Debord rejoignait les Encyclopédistes en sondant le « spectaculaire intégré » et son présent perpétuel qui nous dépossède de tout, à commencer par le langage, ennemi juré de tous les totalitarismes.
C’est bien connu, ce qui est indicible n’existe pas. Inversement, la force démiurgique du verbe suffit à générer des modes de pensée inédits. En plein boom de Facebook, Jaime Semprun écrit un essai très abouti sur l’usage contemporain de la novlangue. À l’opposé des lecteurs d’Orwell qui ne chargent le stalinisme que pour disculper notre époque, Semprun définit la novlangue contemporaine comme le sabir d’un monde uniforme et mécanisé qui établit « un rapport social entre des machines, médiatisé par des personnes »[2. Jaime Semprun, Défense et illustration de la novlangue française, EDN, 2005.]. Langue de la société synoptique, et non panoptique, où la majorité espionne la minorité au pouvoir, la novlangue post-démocratique évacue la possibilité même du despotisme[3. La théorie synoptique de Thomas Mathiesen renverse le concept de panopticon, lequel, amplement étudié par Bentham et Foucault, permet à une minorité de contremaîtres/matons de surveiller une majorité d’ouvriers/prisonniers. Libre et démocratique, le synoptique se construit sur le modèle de ces émissions de téléréalité où le spectateur, devenu voyeur, vote pour en éliminer un à un les participants.]. Vivrensemble, cœur de ville, convivialité : cette langue désarticulée est déjà la nôtre, au point que le français classique et les mots de l’émancipation ouvrière nous apparaissent désormais inintelligibles.
Le « mélenchonisme », une opposition factice
Toute la perversité du turbo-capitalisme disséqué par le regretté Gilles Châtelet [4. Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Exils, 1998, réédition Folio (Gallimard)]. consiste à alimenter une opposition factice sous la forme du progressisme naïf dont le mélenchonisme constitue la version française. Il faut vraiment être un militant zélé de la « gauche de la gauche » pour croire que Laurence Parisot s’abreuve à la lecture de Joseph de Maistre et de Julius Evola. Empêtrés dans des références mythologiques éculées (la Révolution, la Commune, la décolonisation), les hallucinés de l’arrière-monde progressiste appellent les pouvoirs publics à corriger la multiplication des nuisances (marée noire, suicides au travail, catastrophe nucléaire…). Pourrait-on contribuer plus efficacement au culte de l’État-assistante sociale et ainsi légitimer la perpétuation du système ?
Peu portés sur l’illusion moderniste, les Encyclopédistes concèdent, eux, que l’on s’épanouissait probablement mieux au sein des sociétés traditionnelles organiques. Malgré un ordre social hiérarchique, un certain instinct de conservation y empêchait la subversion totale des hommes, des mots et des choses qui amène aujourd’hui les authentiques « révolutionnaires (…) à lutter pour défendre le présent » afin de préserver les derniers vestiges du monde d’avant, qui apparaissent aujourd’hui comme autant de potentialités émancipatrices.
Le jour où le réel aura été expurgé de toute négativité critique, armés d’une fausse conscience gaie et festive, nous aurons fini de creuser le gouffre d’aliénation qui nous ensevelira. Mais nul n’est obligé de consentir à ce sombre dessein. L’Encyclopédie des nuisances s’offre à tous les réfractaires à l’idéologie du progrès qui voudront bronzer intelligent. [/access]
Encyclopédie des nuisances : Discours préliminaire, Novembre 1984
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